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Critique de SophieLesBasBleus


Qui a pu oublier l'image d'Aylan, ce petit garçon de 3 ans échoué sur une plage, en 2015 ? le choc d'une réalité effroyable qui s'insère dans nos vies bien tranquilles. A-t-on osé la regarder, la détailler comme le fait Pierre Demarty dans les premières pages de son roman ? L'auteur s'y attarde, nous en décrit chaque composante, précisément, factuellement, techniquement, nous force à la scruter sans l'interpréter. Voilà. Il y a cette image fixe d'un petit garçon allongé sur une plage dont tout le monde "comprend immédiatement qu'il ne dort pas".
Un an auparavant, une autre image, animée celle-ci, d'un autre enfant abandonné sur une plage. Un enfant qui pleure, qui hurle de peur et d'incompréhension. Une image extraite d'un film, une image de fiction. L'enfant est un acteur. Il ne pleure pas "réellement". Il joue. Les pleurs, l'abandon, l'effroi, la mort qui plane, tout est "pour de faux". Après le tournage il a retrouvé ses parents et peut continuer de grandir, continuer de vivre. Il deviendra adulte, il aimera, sera aimé, connaîtra les rires, les larmes, aura des enfants. Pourtant, l'image de cet enfant qui souffre "pour de faux" vient percuter de plein fouet la conscience assoupie d'un spectateur. Quelque chose qu'il ne sait définir, qu'il ne parvient pas à circonscrire, quelque chose dans cette image, dans la vision puis le souvenir de cette image, le fragilise et fait apparaître un raz de marée d'émotions indicibles.
Ces deux images se placent sur des scènes différentes et même presque opposées : l'une fixe un réel insoutenable parce que réel et l'autre, la fictionnelle, laisse part à l'interprétation et à la mise à distance. Mais le carambolage des deux crée une fracture dans la vie de cet homme. Parce qu'il est père de deux petits garçons ? Parce qu'il apprend brutalement à ne plus détourner les yeux ? Parce que, soudain, il se rend perméable au fracas que ces deux images provoquent en lui ? Parce que, par ces enfants qui pleurent, la cruauté du monde réel vient perforer la tranquillité de son existence ? le récit sème des indices mais ne donne pas de réponse unique, ni définitive.
L'écriture envoûtante, comme un psaume ou comme un chant funèbre, taraude, sonde les mystères d'une conscience dans une langue poétique et, paradoxalement, presque clinique à force de précision. Obstinément, inlassablement, le narrateur questionne, interroge : "Comment on fait pour éprouver ? Comment ç a marche ? Comment ça s'apprend, quand on ne sait pas ? Comment on pleure ?" Et par la grâce de cette écriture superbe, le questionnement passe de l'intime à l'universel, de la fiction au réel, du personnage au lecteur. le texte agit comme un écorcheur : il met à vif la pulpe de nos émotions.
C'est un roman d'une beauté exigeante, qui ne se plie pas à une lecture sommaire ou superficielle. Pour moi, c'est un roman rare, d'une stimulante densité émotionnelle et interprétative. Une lecture qui m'a laissé une profonde empreinte.
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