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Critique de Yaena


Ouvrir ce livre, c'est rencontrer une plume. Une écriture particulière. Qui gronde comme un torrent, grossit percute les roches, emporte des morceaux de pierres, retourne la terre. Un tsunami qui emporte tout sur son passage qui malmène le lecteur jusqu'à la nausée. Des phrases courtes qui claquent au milieu d'un flot de pensées qui s'emballe pendant des pages avant d'être brusquement interrompu par les bruits de l'usine, les images de l'usine, l'odeur de l'usine, par ce monstre aux multiples visages qui habite l'esprit tout entier. Ce monstre qui soumet vos sens. C'est un bruit un souvenir qui fait renaître le monstre à qui les journées sont consacrées.L'odeur du sang, le bruit des crochets qui s'entrechoquent, les images de la viande suspendue, le froid qu'on ressent jusqu'aux os. L'usine vous possède, vous hante, vous habite. Même une fois la porte refermée l'ouvrier ne la quitte jamais tout à fait.

Le Fordisme ou comment transformer les êtres humains en automates efficaces et rentables. Charlie CHAPLIN dans Les temps modernes dénonçait déjà ce travail répétitif et déshumanisant. Mais les hommes ne sont pas des automates et ce travail les tue à petit feu.

Au début ce n'est qu'un boulot, un peu glauque certes mais un gagne pain. Et puis peu à peu insidieusement il prend de la place. Les gestes répétés bousillent les muscles, les articulations les os, alors on change de poste et on va bousiller d'autres muscles, d'autres articulations d'autres os. Et puis pour travailler à la chaîne c'est qu'on est un peu con, pas bien malin, qu'on n'a pas bossé à l'école, qu'on n'est pas foutu de faire autre chose. Alors il y a les autres qui vous regardent de haut, les commerciaux, ceux des bureaux et puis comme on n'a pas grand-chose à dire pour leur tenir tête on fait le dos rond on se soumet et on commence à se détester. Nous avec nos fringues crasseuses eux avec leurs costards. Nous avec nos mains sales jusque sous les ongles, eux avec leurs mains de bébés immaculées. Faut dire que les discussions à l'usine elles cassent pas trois pattes à un canard. Entre les blagues sur les arabes et les blagues salaces y'a parfois une discussion politique mais elles mènent toutes à la même conclusion : nos voix elles comptent pour que dalle et là haut ils s'en foutent si on crève.

Parce que oui on crève ! On crève de faire les mêmes gestes tous les jours, on crève d'entendre les mêmes blagues tous les jours, on crève de voir les mêmes têtes, au même moment, au même endroit, d'entendre le bruit des bêtes qu'on égorge, de patauger dans le sang, de découper la barbaque, d'entendre le clac des machines, le bruit assourdissant des scies, des cadences qu'on augmente et de la chaîne qui jamais ne s'arrête. On crève d'entendre nos rêves se briser, de voir nos espoirs se noyer, de voir nos vies nous échapper. On crève de nos existences qui n'ont ni sens si but. On crève et on attend la retraite parce que peut être que là on pourra vivre un peu. Pour de vrai. Pas une parenthèse entre deux semaines à l'usine, pas une parenthèse au milieu d'un cauchemar. Un an. Peut être deux. Parce que la retraite elle ne sera pas longue l'usine elle a bien préparé le terrain pour la grande faucheuse. Parce que quand on crève comme ça à petit feu, quand le corps s'épuise qu'à 20 ans on a l'air d'en avoir 40, qu'on picole et qu'on clope comme un crevard, qu'on n'est plus que l'ombre d'un être humain notre âme aussi se fait bouffer. Et quand l'humain a été rongé, qu'on est allé jusqu'à la bête il n'y a plus de retour en arrière possible. C'est dans les faits divers qu'on finit. Et là tout le monde s'étonne, personne n'a rien vu venir. Quand on est ouvrier on crève en silence jusqu'à ce que la bête prenne le relais.

J'ai lu ce livre la gorge serrée. Parfois j'ai étouffé et l'écriture m'a semblé trop dense, trop intense, voire trop lourde. Mais sur le fond ce livre est essentiel car il traite d'un sujet peu abordé dans la littérature. La souffrance morale des ouvriers à la chaîne est souvent méconnue. On se conforme au droit du travail et on prend en compte les accidents corporels mais le reste est ignoré. Voire méprisé à coup de « ils ont un boulot c'est déjà bien » « au moins ils ont de quoi vivre » « s'il n'en veulent pas ils n'ont qu'à laisser la place aux autres » « c'est des fainéants c'est tout ils ne veulent pas bosser ». Des clichés, des préjugés qui ont la vie dure. Un livre qui va me hanter encore longtemps.
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