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Critique de Enroute


La totalité du savoir humain tient à une pensée théologique qui fait de la parole une transparence naturelle d'une vérité première, divine, mode d'expression le plus « naturel », puisqu'en phase avec la parole de dieu, le logos. le son oral, la langue parlée, a donc une primauté comme signifiant dans l'ordre du sens, de la vérité ; l'écriture n'est qu'un supplément à l'oralité, un représentant du son parlé, un signe de signe, un signifiant qui signifie le signifiant de la phoné, ce signifiant signifiant, lui, le signifié transcendantal du logos, présence intemporelle du divin. le signe (saussurien) a donc pour signifiant un son et un signifié un concept qui serait absolu en quelque sorte. Il donne du sens, mais ne peut être défini, son fondement, le signifié, le logos, restant éternellement inaccessible. Quelque chose de l'au-delà passe dans les mots parlés qui ne se laisse pas appréhender autrement que par la spontanéité du langage parlé et disparaît en fait chaque fois qu'on veut l'exprimer : la parole signifie mais son signifié lui échappe chaque fois qu'elle l'exprime.

Pour aborder le langage, il faut alors partir du mot des mots, le mot premier, celui qui justifie la présence, le mot « être ». Or, ce mot lui-même n'est qu'un mot et fait, comme les autres, disparaître ce qu'il signifie. Pour comprendre le langage, il faudrait alors atteindre ce fond absolu, transcendantal, ce signifié qui s'échappe à chaque mot qu'il produit. Il faudrait une linguistique sans mots. le logocentrisme est cette pensée de la présence du logos d'où se décline toutes les connaissances humaines, l'histoire, la philosophie, mais aussi jusqu'à la science.

On peut bien sûr comme Heidegger considérer que le mot est indépassable, qu'on ne peut creuser dessous, tout en sachant qu'il se trouve pourtant autre chose qui le génère et, pour exprimer cette pensée, énoncer le mot et le biffer tout en même temps. On peut. Mais on n'aura pas progressé dans la connaissance de la production du langage qui est production du sens. On peut alors tenter de déconstruire : et si l'écriture était première dans l'ordre du sens ? Derrida relit Saussure "à la lettre" et lui trouve d'innombrables contradictions qui mettent en évidence qu'il ne conçoit pas la linguistique sans une référence permanente à l'écriture. le moment fatal est celui de l'arbitraire du signe. Comment penser l'arbitraire du signe puisque la parole est « naturelle », qu'elle exprime le logos, se veut au plus proche de lui, dans une transparence à retrouver ? Par ailleurs, les mots écrits sont des signifiants qui s'articulent entre eux selon des règles instituées : l'arbitraire n'a rien à faire ici non plus, mais plutôt l'institution. Si bien que pour sauver l'indépendance de la parole doit naître la notion d'arbitraire du signe, comme immotivation de la phonè - après celle de l'écriture. Et puisque l'on pose que l'écriture est désormais première, il ne faut plus une science de la langue, une linguistique, mais une science de l'écriture, une grammatologie, projet « insensé » puisque la science elle-même est née du sens produit par le langage, issu donc désormais de l'écriture. Il faut alors une science de la science, une science sans concept sur un objet indéfini et que l'on cernerait sans mots. Pas facile.

D'où la créativité sémantique de Derrida qui peine à exprimer l'inexprimable, ce fond du sens qui n'en a pas encore puisqu'il le produit. Il nomme le passage du symbole au signe "trace", mais précise qu'il s'agit d'un mouvement, d'une "différence", sous couvert que l'on se souvienne qu'elle « diffère », c'est-à-dire qu'elle articule une présence qui, parce qu'elle est là, est spatiale, et, avec son propre mouvement temporalisé, ce qui fait que le signe est toujours en retard d'un moment et que la différence qui diffère en effet la source (signifié) et le tissu de la trace (signifiant). Pour rappeler cela, on peut glisser une différence dans la différence, qui soit inaudible pour rappeler sa discrétion et la prééminance de l'écrit, et noter que la différence est « différance ». Bon, ça vaut ce que ça vaut, pas sûr que ce soit plus clair, c'est le principe qui compte de toute façon, que l'on « saisisse » ce qu'est la différence, son sens, puisqu'on ne peut la faire « être ».

Pour rappeler, à la manière des principes heideggeriens que la trace n' « est pas » quelque chose, on pourrait la nommer « archi-trace », mais ce n'est pas forcément plus explicite. Pour simplifier, Derrida, par commodité, la nomme « écriture », car c'est le pôle qui est resté le plus prégnant dans la gnoséologie, quand bien même l'écriture, on l'a compris, n'est pas le fond ultime. le plus étonnant est que la trace s'articule donc toute seule, les sens se combinant les uns aux autres. La trace est bien immotivée puisque la structure de sa source, le champ de l'étant, a déjà passé et ne peut plus être retrouvée quand elle paraît, mais elle est instituée puisqu'elle s'auto-agence toute seule. On saisit ici que la notion de temps est totalement chamboulée puisque l'articulation de la trace ne se fait pas de manière temporelle, mais spatiale, sur le champ de l'étant, et que ce n'est qu'en prenant la parole (qui est donc une écriture) ou en écrivant, que l'être parlant produit le temps, un temps linéaire, linéarisé par l'articulation des signes, mais non originel. On oublie le travail de la trace dans l'écriture qui occulte sa propre origine, la présence, et l'on se prête à croire qu'il n'y a rien avant le langage, sauf la présence, indicible et que l'on veut poser comme éternelle, le logos. Comme on a vu, rien n'est plus erroné.

Si bien que pour fonder une science de l'écriture, il faudrait malgré tout atteindre ce champ mouvant de l'étant qui n'a pas de mots. L'expérience de la réduction phénoménologique serait une solution, mais à condition que l'on déconstruise la notion d'« expérience » qui est présence et ferait facilement croire que l'on a touché le fond, lui qui n'existe pas, l'origine, qui n'est pas originaire.

L'écriture reconfigure donc totalement notre appréhension de toute connaissance : le passé devient quelque chose, lui qui n'a jamais été, et surtout pas un présent-passé ; le future s'annonce dans tout son déterminisme et sa linéarité, confiants que nous sommes dans la pureté de la ligne de notre histoire, qui s'écrit sur un fil continu et régulier. La philosophie de l'histoire s'écrit, et c'est à notre oubli (que la trace est occultée par le tissu sémantique) que nous la devons, que tout ce vide dans notre constitution du sens, la différence, l'archi-trace, l'espacement (des mots, des lettres), ces brisures, ne parvient pas à manifester assez l'évidence de la discontinuité du sens, assuré par le flux continu de la parole orale, occultant elle-même la production de l'écriture dont elle est issue.

C'est toute la conception du temps, mais aussi des sciences, de toutes les sciences, qui s'en trouvent bouleversée. L'avenir s'annonce révolutionnaire dans un rapport au temps recomposé où la constitution du sens, désormais plus proche des phénomènes réels, perdrait son côté pépère dû à la linéarité logocentrique et prendrait au contraire la vivacité d'une contemporanéité simultanée. Reste la difficluté majeure : comment écrire les conditions de cette science aphone et analphabète ? On aurait même tort de commencer par se demander « qu'est-ce que l'écriture » parce qu'on ne sait plus seulement répondre à la question « qu'est-ce que ». Reste la possiblité de ne pas écrire ce qui est mais ce qui a été, ou mieux, ce qui est-devenu et devient sans cesse, puisque tel est le sens de la différance, de différer sans cesse. Descartes refusait une langue universelle, mais non pas la constitution d'une combinatoire sempiternellement progessive vers sa propre perfection constitutive, que l'on atteindrait à l'orée du télos linguistique. Allez, c'est parti.
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