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Critique de absolu


" Pandémonium était devenu un confortable couvent dont la règle immédiate consistait dans l'obéissance à Joachim et la mise en agonie de toute vie sociale et de toute attache, en dehors de ce cercle étroit.[...] contre le reste du monde, de gré ou de force, en un rassemblement cohérent, massif, uniforme, tous orientés dans le même sens, équidistants, un vrai ban de poisson, avec ses mouvements synchronisés et brusques de goûts, de plaisir et de peurs."

Quelle histoire, mes aïeux ! C'est pas peu dire, d'ailleurs, mes aïeux.. Vu la concentration d'octogénaires et nonagénaires sous le même toit.. On a du mal à y croire, même, quand on les "entend" parler.. Un discours toujours gaillard, cynique, aux expressions encore bien vertes.. Les corps semblent défier l'autorité du temps qui passe. Certes, ils se cassent plus vite qu'avant, mais ils tiennent encore tous debout, enfin, sauf Donatien, le pauvre, qui a perdu la majorité de sa cavité cervicale lors d'un accident de voiture pour le moins suspect. Il passe donc ses journées, depuis trente ans, alité, connaissant quelques rares moments d'extase, matérialisés par un léger filet de bave, une larme si fine qu'elle n'a pas le temps de rouler vers l'oreiller. C'est peut-être le plus heureux, dans cet ancien hospice pour mourants. le seul épargné par le poids d'un terrible secret. Par le poids d'une culpabilité vieille de 40 ans.

C'est amusant d'ailleurs, de les voir là, tous ces vieux, mortels s'accrochant on ne sait pourquoi à la vie. Eux qui, il y a quarante ans, trouvait la vieillesse répugnante : "Alors ils pouponnèrent leurs souvenirs. du temps où ils dirigeaient eux-mêmes un hospice pour vieillards, du temps béni où ils pensaient qu'un vieux, ça n'est pas humain. C'est un feuilletis de chair flasque, l'ancien tracé d'un corps qui se tenait là, ferme, et qui n'y est plus. Un vieux, c'est mordillé et léchouillé par la mort au point d'en chier chaque nuit dazns ses braies. Un vieux n'est plus terrestre." Que de compassion.

J'avoue m'être un peu perdue dans le dédale de ce Pandémonium, dans les allées et venues du passé vers le présent et inversement. Il m'aura fallu un peu d'entraînement. J'en ai fait moi-même, des allers-retours, vers l'arbre généalogique de cette étrange famille, représenté au début du livre. Une fois ces obstacles franchis, je me suis laissée entraînée par l'écriture si particulière de Régine Detambel, s'adaptant à chaque situation, à chaque personnage.. Une écriture caméléon, qui s'adapte à son environnement mais reste fidèle à elle-même. Sarcastique à souhait, sans pitié, d'humeur variable mais toujours teintée de noir. Métallique face à l'obscur des personnages, face à l'horreur d'une âme collective. Complexe, tordue comme les esprits qui occupent le sas avant les Enfers. Chirurgicale face au corps défaillant, immobile. Minutieuse quand elle décrit les visages, les rides, dans lesquelles se cache de plus en plus de mystère. Lugubre. Salement lugubre.

La plume de l'auteur tente un dépoussiérage des corps, des meubles, afin d'en mieux percevoir la substance, la matière. Un nettoyage minutieux, traquant la faille comme le microscope traque la bactérie, sans répit. Un voyage dans le détail, l'infiniment petit, pour échapper à l'immensité du crime qui emplit la demeure des Wagner. Comme si le disperser en milliards de molécules le rendait moins atroce. Écrire "Pas le plus minuscule battement des valves atrioventriculaires, pas de contraction du ventricule, même illisible. Aucun bruit de fermeture des valves artérielles, fût-il pygméen ou microscopique, pas non plus de diastole, pas de remplissage des coronaires" ne permet pas d'échapper à la mort.

L'inquiétude gagne le dernier de la lignée, qui sent sa gorge se serrer de plus en plus, sous la pression d'un secret grandissant à mesure que se rapproche la sortie de prison de sa mère. Accusée d'avoir tué son mari, le père de Nicolas. Impossible de démêler le vrai du faux : "Les bisaïeuls attablés lui parurent ce soir-là aussi secrets que des dragons gardiens de trésors, digérant, le ventre étalé sur un monceau de pierreries. Les vieux peut-être jouaient à dissimuler un secret qui n'existait pas, mais qui leur donnait de l'importance. C'est ainsi que les Chinois expliquèrent le mystère des dragons. S'ils se montrent à vous tout entiers, sans aura ni prolongement, de quel mystère peuvent-ils être enveloppés ? C'est pourquoi un dragon se dissimule toujours derrière les nuages. le spectateur, les yeux écarquillés, n'en pourra jamais faire le tour. Ainsi, à la fois visibles et invisibles, les vieux, comme les dragons, exerçaient-ils sur Nicolas leur pouvoir infini de fascination."

Ce que j'ai particulièrement aimé dans ce roman, c'est l'humour grinçant comme un dentier, sarcastique à souhait. Limite morbide. Admirez le slogan d'une pub pour la prévention santé : "Diane alluma une cigarette. Dans quelques années, on l'enterrerait avec son châle de Stuyvesant autour des épaules, avec son foulard de fumée sur les cheveux, avec toute sa traîne de Loïe Fuller enroulée autour des mollets et son sillage gris". Et les métaphores filées pour décrire l'amour entre ados : "Puis les jeunes gens ne considérèrent plus le monde qui les entourait. Sous les doigts d'Eva qui travaillait Nicolas comme une pâte sablée, les murs ss'envolaient en tourbillons comme des remparts de sucre dans le lait et la porte se mit à reculer et des bras d'étoile lui poussèrent comme du beurre qui ruisselle. Lui, il partit aussi et il se répandit. 'Voilà, tu as encore cassé ton oeuf, dit Eva. Maintenant, donne-moi ta crème.' "

J'aimerais vous en citer d'autres, des passages, terrifiants, hilarants, impressionnants. Mais non. J'vais pas vous gâcher le plaisir. Manquerait plus qu'ça. Vous voulez pas que j'vous livre le secret non plus ?
Lien : http://www.listesratures.fr/..
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