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Critique de AMR_La_Pirate


Je me replonge, un peu par hasard, dans mes notes de lecture et d'études de ce recueil de nouvelles d'Assia Djebar intitulé, en référence au célèbre tableau de Delacroix, Femmes d'Alger dans leur appartement
Autour du rapport à l'Histoire, à la mémoire, à la question de l'identité des peuples colonisés ou encore à la langue, Assia Djebar met à l'honneur l'écriture féminine des voix des femmes.

La construction du livre est intéressante avec une « Ouverture », presque musicale, et une « Postface » plus littéraire qui se répondent autour de deux autres parties de longueur inégale dont les titres, « Hier » et « Aujourd'hui » marquent une opposition et une articulation. Deux nouvelles sont très longues, « Femmes d'Alger dans leur appartement » et « Les morts parlent » tandis que les plus courtes en sont comme des échos.
« La nuit du récit de Fatima » montre comment la parole peut sauver la vie. Fatima se fait l'alter ego de la célèbre Shéhérazade, personnage cadre avec cependant de multiples relais, dont un narrateur omniscient en italiques. Cette nouvelle met en abyme tous les thèmes du livres.
« Femmes d'Alger dans leur appartement » est structurée comme un morceau de musique avec interlude et « diwan », poésies lyriques chantées.
« La Femme qui pleure » est le récit d'une rencontre essentielle entre une parole et une écoute.
« Il n'y a pas d'exil » est centrée sur le mariage, sur l'absence de consentement de la femme, sur son silence. La nouvelle se déroule sur fond de deuil et de « thrènes », chants funéraires.
« Les morts parlent » insiste sur le rôle culturel de la parole féminine ; les femmes supportent l'enfermement grâce au chant et à la lamentation, seules voix possibles, d'où la fascination pour les pleureuses. La parole féminine lyrique n'est possible que lors des deuils et des mariages, hors de toute écriture et encadrée.
« Jour de Ramadhan » et « Nostalgie de la horde » surprennent des conversations de femmes, des confidences lourdes de sens.
En 1832, lors d'un voyage, Delacroix a eu l'occasion de pénétrer dans un intérieur et de voir ce que normalement, on ne donne pas à voir à un étranger et ce qu'il a ensuite représenté a marqué une rupture : la femme algérienne n'est plus vue comme une odalisque, mais dans sa réelle intimité. Il faut arriver à la fin du recueil pour retrouver cet épisode dans « Regard interdit, son coupé »… Cette nouvelle oppose la modalité inquiète de Delacroix, sa vision angoissée de l'invisibilité et du silence au travail de Picasso qui va, dans ses propres oeuvres, briser l'interdit et libérer les prisonnières du harem, annonçant les porteuses de bombes de la bataille d'Alger.

L'écriture s'échelonne de 1958 à 2001. L'ensemble est très musical, comme un trajet d'écoutes : les voix et les sonorités, les chants, les « thrènes » des pleureuses sont des points de départ et d'aboutissement dans les nouvelles, des passerelles pour la mémoire et la transmission : « Je ne vois pour les femmes arabes qu'un seul moyen de tout débloquer : parler, parler sans cesse d'hier et d'aujourd'hui, parler entre nous, dans tous les gynécées, les traditionnels et ceux des H. L. M. »…
Assia Djebar a choisi d'écrire en français, la langue du colonisateur ; pourtant, elle pratique le berbère, l'arabe dialectal et a étudié l'arabe classique avant de poursuivre ses études en français puis d'enseigner dans cette langue à l'université. C'est chez elle un choix révélateur car elle considère la langue française comme un voile, avec toutes ses ambiguïtés : l'usage du français l'a, en quelque sorte, libérée, lui a permis de s'exposer, de se raconter, mais aussi de garder une distance avec le monde et avec ses propres mots. Elle utilise ce voile et s'en démarque en même temps, jouant de la diglossie pour transposer les voix arabes en français en se réappropriant la langue du colonisateur.
Cette posture est d'autant plus paradoxale que l'arabe est la langue des femmes. C'est encore plus complexe car, dans sa tribu berbère d'origine, les femmes utilisent un arabe clandestin et occulte, oral, un peu différent de l'arabe de la communauté, celui des hommes. Cette parole plurielle exprime le quotidien familial et religieux.

Ce recueil mérite d'être connu…
Personnellement, j'ai du mal à le dissocier d'un sujet d'études, même après quelques années. Je garde le souvenir d'une lecture un peu difficile, d'un intérêt surtout intellectuel.
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