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Critique de Ingannmic


Une vieille femme se balance dans un fauteuil à bascule, devant la fenêtre de son appartement. Cela fait soixante-deux ans qu'elle attend. Quoi ? Nous ne le saurons qu'à l'issue de ce texte inclassable -ne lisez pas la quatrième de couverture !-, qui s'affranchit des contraintes temporelles et nous installe dans un espace où les frontières fluctuent, relativité qu'illustre parfaitement la ville de Gorizia où débute et revient régulièrement l'action, nommée Goriza, Görz, ou Goritz selon le peuple la désignant et qui, située dans la province du Frioul, fut tour à tour prussienne, autrichienne, italienne, et même brièvement allemande pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Dans la famille d'Haya, on parle d'ailleurs allemand, italien et slovène. Ses parents étaient juifs, mais d'une judéité évoquée du bout des lèvres, vaguement taboue, qui n'a jamais suscité de sentiment d'appartenance ou d'identité. Il faut dire qu'on a toujours vécu, chez les Tedeschi, dans l'illusion de l'ignorance, en évitant de se sentir concerné par les événements du monde. Ils étaient de cette majorité qu'on appelle les bystanders, spectateurs aveugles se tenant à l'écart des remous et des drames de l'histoire, évitant les questions, vivant comme les lois l'imposent quelles que soient ces lois, et pouvant ainsi revendiquer, puisqu'ils "ne savaient pas", leur innocence. Haya a ainsi vécu comme s'il n'y avait jamais eu de guerre, repliée sur la lâche neutralité de la cellule familiale. Les années ont passées, marquées par une brève aventure amoureuse, une morne carrière de professeur de mathématiques, ponctuées par les morts de ses proches, tout cela en étant comme absente à sa propre vie, incapable de comprendre le monde, ou le comprenant trop tard.

"Les gens se lavent, se soignent comme ils peuvent, trouvent des fissures dans lesquelles ils se glissent, en silence, sur la pointe des pieds, pour éviter de se rencontrer eux-mêmes".

Un drame personnel, un traumatisme de sa lointaine jeunesse qu'elle a longtemps gardé enfoui, est à l'origine de sa quête dans un passé qu'elle doit reconsidérer, réapprendre. A posteriori, Haya relie le destin des Tedeschi aux événements qu'ils ont traversés, protégés par leur cécité. En 1976, elle constitue un dossier, rédige des petites fiches, entreprend une quête qui devient obsessionnelle et dure des années. Face à l'amoncèlement d'archives familiales -cartes, tickets, photos- et officielles, de vieux journaux qu'elle a accumulé, elle tente de "démonter, de désassembler sa compréhension incomprise". C'est au rythme vagabond de cette quête que se déroule ce texte protéiforme et profus, sous-titré "roman documentaire", entremêlant souvenirs fictifs de l'héroïne, faits historiques et réalités anecdotiques. Les "données" de l'Holocauste y sont évoquées avec récurrence, s'insèrent dans le récit et le hantent, en fait une énormité dont on se demande comment elle a pu être occultée…

La trame romanesque est entrecoupée de photos, d'extraits d'archives : minutes des procès de Nuremberg, transcriptions de terribles témoignages de victimes… On y trouve aussi des listes, nomenclatures macabres et exhaustives déroulant sur des pages et des pages les noms des plus de neuf mille juifs déportés par l'Italie ou assassinés dans les pays qu'elle a occupés de 1943 à 1945, ou les dates et heures des cent-cinquante-trois convois qui depuis Trieste emmenèrent leur "chargement" vers les camps de la mort ou les travaux forcés.

On navigue de Trieste, où stationnaient quatre-vingt-douze membres du commando Reinhard (vaste opération ayant conduit à la mort de deux millions et demi de juifs polonais), aux alcôves de la maison close de Kitty Schmidt à Berlin utilisée comme centre d'espionnage par les nazis, pour revenir à Gorizia et à sa rizerie San Sabba, centre de détention et de torture sous l'occupation allemande, qui devint par la suite un musée où une Histoire purifiée est convenablement servie sur un plateau…

On y découvre les portraits d'illustres anonymes, tel celui de Franceso Illy, inventeur de la machine à expresso, mais aussi ceux de bourreaux SS ou de célébrités -notamment des vedettes de cinéma- assumant publiquement leurs accointances avec le régime nazi.

Côté compromissions, les entreprises et institutions ne sont pas en reste, avec la mention de l'aide apportée par la Croix Rouge aux nazis pour blanchir l'argent des victimes déportées, ou la liste sans fin des compagnies et grands propriétaires -Ford, Singer, Bayer, Volkswagen…- qui employèrent comme main-d'oeuvre les prisonniers des camps, les utilisant à leur projet personnel tout en professant leur amour pour la patrie.

Inutile d'énumérer la somme des autres aspects de cette manifestation du Mal dont l'Holocauste est l'un des plus terribles symboles qu'expose Sonnenschein. Retenons simplement la remarquable maitrise avec laquelle Daša Drndić, en utilisant des matériaux d'une improbable diversité, nous livre un récit complexe, déstabilisant et bouleversant, qui nous fait appréhender les mécanismes de dénégation et les arrangements avec leurs consciences qu'opposent les individus à la monstrueuse violence de l'Histoire.

Impressionnant.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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