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Critique de Alzie


Alzie
21 septembre 2014
L'histoire de Bethsabée est racontée dans l'Ancien Testament, au livre deuxième de Samuel. Résumé : le roi David, après avoir surpris Bethsabée au bain, devient fou de désir pour cette belle jeune femme dont le mari Urie, un mercenaire hittite, combat dans son armée. Pour posséder définitivement la belle le roi n'hésite pas à éliminer Urie. Punition divine assurée. En 1654, Rembrandt peint Bethsabée innondée de lumière sur fond obscur, seule, avec une servante à ses pieds à peine visible. Bethsabée tient une lettre à la main (cet élément n'est pas dans le texte biblique), celle que lui aurait fait parvenir le roi pour qu'elle le rejoigne. Sujet récurrent de l'art occidental, la représentation de Bethsabée n'est pas ici dès plus orthodoxe au regard de ce que la peinture antérieure au XVIIe siècle ou contemporaine de Rembrandt donne à voir ce qui est très bien montré dans ces pages.

Hormis la source biblique du sujet et la signature "Rembrandt ft 1654", on ignore à peu près tout de la genèse de ce nu féminin, grandeur nature (1,42 m x 1,42 m), dont Louis La Caze fit don par legs au Louvre en 1869. Pas de commanditaire connu, pas de preuve tangible d'une circonstance familiale ou privée ou de lien probant établi avec une conviction religieuse du peintre, qui pourraient justifier son exécution.

L'histoire de l'art ayant horreur du vide il semble bien dans le cas de Bethsabée, la lecture de cet opuscule de la collection Solo (RMN) le prouve, que les connaissances lacunaires liées à la création de cette oeuvre aient favorisé depuis le XVIIe siècle moult études et commentaires ou divergents ou parfois très contradictoires. Le recul du spécialiste apparaît alors comme salutaire et l'inventaire de ces débats interprétatifs dressé par Blaise Ducos est à ce titre incroyablement révélateur du regard que chaque époque a pu porter sur Bethsabée. Une manière érudite et complexe de faire peut-être encore mieux apprécier Rembrandt et la singularité de cette oeuvre devenue emblématique.

Le tableau a été en effet regardé et analysé depuis le XVIIe siècle jusqu'à aujourd'hui à travers le filtre de préjugés religieux, moraux et culturels propres. Prétexte à peindre un nu féminin ont pensé certains ? Portrait historié, ont rétorqué d'autres qui ont cru identifier en Bethsabée la figure de la jeune compagne de Rembrandt en 1654, Hendrickje, établissant une improbable symétrie avec la réalisation d'un portrait de Saskia (dont Rembrandt était veuf) en déesse Flore, vingt ans plus tôt ; ou cherchant des liens rassurants entre la vie du peintre et son modèle et le couple biblique formé par David et Bethsabée. Quand la lecture d'une oeuvre n'ouvre pas sur des évidences immédiates, les hypothèses évidemment fleurissent, surtout si la nudité suscite, comme ici, des débats. L'étude stylistique de l'oeuvre de Rembrandt a également tenté de fournir des arguments en faveur d'une supposée continuité dans la représentation du corps féminin par l'artiste. Rien de convaincant finalement ne parvient à expliquer cette énigmatique figure féminine mélancolique de Bethsabée, si éloignée du canon traditionnel.

Sur le plan esthétique (le débat a porté sur la fameuse harmonie des formes), le plus beau et dernier nu du peintre est loin d'avoir fait l'unanimité. Dès la fin du XVIIe siècle, l'oeuvre a subi les attaques d'artistes férus de théorie. L'approche réaliste de la nudité telle que l'a montrée Rembrandt, et qui n'a été parée de vertus que bien plus tard, s'oppose en tout point à l'idéalisation du corps prôné par le courant classicisant (Gérard de Lairesse) qui se fait jour à Amsterdam à ce moment là. A l'inverse, en 1950, un éminent spécialiste croira avoir trouvé une source graphique à Bethsabée, issue de l'antiquité et la rattachant à la filiation classique qui lui était justement contestée au XVIIe siècle. Pour l'anecdote, Bethsabée fut aussi déclarée "deficient in beauty" dans un catalogue de vente de la maison Christie's (1811), et férocement caricaturée dans la Vie Parisienne sous le Second Empire, avant d'obtenir sa canonisation universelle aujourd'hui.

Betshabée est un thème biblique et religieux formulé sous diverses narrations et s'inscrit dans une vaste tradition iconographique remontant au Moyen-Age. Souvent associé à l'éternel féminin de la séduction, ainsi qu'en témoignent les représentaions contemporaines de celle de Rembrandt : Willem Drost (1654), Govert Flinck (1659) et Cornelis Bisschop (1660). Avant et après Rembrandt, le thème est généralement traité par une grande théâtralité comme au Loges du Vatican (atelier de Raphaël) ou par Franciabigio (1523) galerie de Dresde, ou encore par Sebastiano Ricci (1720) musée des Beaux-Arts de Budapest, pour ne citer que quelques exemples. le sujet n'est donc pas neuf, mais son libre traitement par Rembrandt est totalement novateur : aucun des tableaux antérieurs ou postérieurs à celui de Rembrandt n'égale par le geste pictural et la manière le sien, pas même "Betshabée à la fontaine" de Rubens. Ici, dans une transposition "moderne", Bethsabée semble totalement absente de sa nudité, tenant la lettre à la main et se laissant sécher les pieds par sa servante. Elle paraît lasse et ne regarde pas le spectateur, plongée dans ses pensées intimes. Ni érotisme, ni voyeurisme dans cette toile qui magnifie les ombres, conclut Blaise Ducos prenant ses distances avec une conception du tableau dit "à clé". Seule la nouvelle manière de peindre adoptée par Rembrandt, à partir de 1654 et rompant avec la tradition, semblerait susceptible de jeter quelque lumière sur l'extraordinaire condensé d'intensité dont le peintre a su envelopper sa Bethsabée et qui touche pleinement le spectateur. "Miracle du corps dénudé imprégné de pensée", selon l'historien d'art britannique Kenneth Clark ou, plus insondable intention de Rembrandt incluant le contemplateur dans l'achèvement de son oeuvre, comme le suggère plutôt Ernst van de Wetering ? Bethsabée n'en finira jamais d'offrir d'innombrables lectures. A chacun sa libre interprétation. En tout point passionnante cette publication de Blaise Ducos conserve toute sa pertinence et reste pour moi une référence.
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