AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HordeDuContrevent


Quand l'urbanité se fait épopée littéraire…

Le cycle de la « Tour de garde » est un projet ambitieux dont il convient de rappeler les fondements : deux capitales, deux trilogies écrites chacune par deux auteurs, respectivement Claire Duvivier (présente à de nombreuses tables rondes lors des récentes Utopiales de Nantes) pour la capitale du Nord et Guillaume Chamanadjian pour la capitale du Sud. Deux ambiances totalement différentes, presque opposées, deux façons de vivre et deux cultures antagonistes. Des liens subtils entre les deux villes sont entrevus dès les premiers tomes. Avec une pincée de fantasy dans chaque trilogie apportant son lot de mystères et une ambiance teintée d'étrangeté et d'onirisme. Un projet de fantasy urbaine française qui plus est !

La capitale du Nord est Dehaven, ville inspirée par l'Amsterdam du Siècle d'or, cité bien organisée, traversée par des canaux, ville portuaire prospère économiquement en grande partie grâce à l'exploitation de ses colonies ; la capitale du Sud est Gemina, ville tentaculaire et bouillonnante, ville de la poésie, de la gastronomie et du vin inspirée par Sienne et la Florence de la Renaissance. Une cité chaotique aux rues protéiformes gérée par factions suscitant jalousie et luttes pour le pouvoir.
Alors que le tome 1 de Capitale du Sud était tout en sensualité et sensorialité, c'est un texte logiquement plus froid, moins clinquant et surtout moins poétique, plus structuré à l'image des personnages qui les traverse et à l'image de la ville, qui nous est proposé avec Capitale du Nord.
Nox était la voix de Capitale du Sud, c'est désormais Amalia, intelligente et pragmatique, qui nous guide dans ce premier volume de la trilogie nordiste « Citadins de demain ». Amalia est entourée de deux compagnons, Hirion également noble et Yonas roturier destiné à prendre la suite de son père à l'écluse. Amalia, est en lien avec Hirion depuis la plus tendre enfance, les deux familles nobles projetant l'union des deux jeunes gens, héritiers tous deux des deux familles les plus aisées de la capitale. Yonas, lui, est arrivé plus tardivement et a pu rejoindre Hirion et Amalia et bénéficié de la même éducation, le père d'Amalia étant redevable au père de Yonas d'une chose dont on devine peu à peu les contours.
Les enfants se voient enseigner une très large palette de connaissances pour former les citadins de demain, des citadins éclairés par la science et l'expérience, et éloignés des superstitions, de la religion ou des connaissances uniquement basées sur les mythes et les fausses croyances.
Amalia est vive, intelligente face à un Hirion plus fragile et très affecté par la maladie de sa soeur, chagrin qui va le mener à essayer de trouver des remèdes s'éloignant des remèdes habituels de la médecine traditionnelle.
Yonas est un personnage intéressant à cheval entre les deux mondes, celui basé sur la raison des nobles et celui de la plèbe où les légendes et les mythes sont des éléments importants de transmission.

Les enfants ont grandi ensemble et sont à présent de jeunes adultes, témoins de dissensions politiques de plus en plus nombreuses liées notamment à la gestion problématique des Colonies. Parallèlement à cette montée des tensions, le trio découvre, fasciné, une cité par-delà un simple miroir à main, ville étrange qu'ils vont nommer Nehaved. Une découverte faite au départ par Hirion désireux de soigner sa soeur Delhia par des moyens moins conventionnels. Une découverte d'autant plus fascinante que leur éducation les a toujours totalement éloignés des légendes, de la magie, des mystères. Troublés, ils se demandent si cette ville miroir est une vision du passé de leur propre ville, ou au contraire une vision du futur de leur ville ou enfin un parallèle possible de Dehaven, une voie qu'elle aurait pu suivre.
Cette découverte fait écho à celle de Nox dans Capitale du Sud qui avait découvert de même une sorte de ville parallèle, plus sombre et angoissante, qui lui permettait de se déplacer sans être vu…
A noter que ces éléments de fantasy sont, dans chacune des trilogies, apportés avec subtilité et que l'essentiel reste, pour ces premiers tomes en tout cas, les intrigues respectives bien réelles qui se déroulent dans chacune des villes. La fantasy est distillée avec parcimonie, telle une pincée de sel ravivant les plaies bien réelles dont souffrent la ville et nos protagonistes. Car en effet, à chaque fois que la fantasy intervient, dans les deux trilogies, un événement funeste se déclenche dans la ville. Et à chaque fois cela influe sur l'humeur et l'état psychologique de celui ou de ceux qui sont l'objet de ces événements surnaturels. Lien subtil qui m'intrigue, m'interpelle et me tient en haleine pour le reste des deux trilogies.

Notons que les références à Gemina sont bien présentes et pour tout lecteur de Capitale du Sud, ces références sont plaisantes et nous place en connivence avec le récit. Les deux villes ont un point commun : le jeu de la Tour de garde, jeu stratégique très proche de lui des échecs. On y croise des personnages venant de Gemina, comme Casimux dont nous avions vu le départ de Gemina avec Guillaume Chamanadjian, ou au contraire sont évoqués des personnages de Dehaven partis pour Gemina et que nous avons pu croiser en lisant le tome 1 de Capitale du Sud. On perçoit sinon des tensions dans les deux villes, les événements malheureux de l'une se renvoyant en écho à l'autre ville.

« Dehaven m'apparait plutôt comme ce qu'elle est : le phare de la civilisation. Une mécanique aux rouages parfaitement huilés, même si parfois il peut leur arriver de se gripper, comme ce qui se passe aujourd'hui", ajouta-t-il avec un geste en direction de la porte par laquelle van Hautenluft venait de disparaitre. Toutefois il ne précisa pas sa pensée et enchaina : "Gemina, en comparaison, est l'image du chaos : personne ne sait qui la dirige, rien ne distingue plus les aristocrates de la plèbe ; les clans s'entredéchirent sans cesse. le dessin même des rues est à l'avenant : les chantiers urbains sont aux mains d'un clan occulte qui n'a que son propre intérêt en tête. Vous ne verriez pas une Grille sortir de terre là-bas"
- "il est donc heureux que ces pauvres gens puissent se consoler avec la nourriture" hasardai-je. Moerman sourit de nouveau, amusé cette fois.
- "Et le vin, Amalia. Surtout le vin. C'est le sang, le sang mêlé de cette ville".

Claire Duvivier dans ce premier tome met les éléments en place, prend son temps avec une certaine indolence, insiste sur les liens qui se nouent entre les personnages, creuse en profondeur la psychologie de chacun, le tout dans un style assez épuré, beaucoup plus distant et froid que le tome sudiste de Guillaume Chamanadjian que j'avais trouvé si savoureux et poétique, plein de rebondissements. Si ce style plus axé sur la psychologie des personnages m'a beaucoup gênée jusqu'au tiers du livre (je n'arrêtais pas de comparer ces deux premiers tomes), j'ai ressenti ensuite un réel intérêt d'avoir ainsi deux styles bien marqués, à l'image des villes décrites. C'est cohérent à l'aune du projet à quatre mains, intéressant, et même très bien vu pour donner une coloration propre à chaque trilogie. Une singularité à chacune. Je me suis ensuite laissée embarquée, réjouie et convaincue par ces différences.
C'est par ailleurs une lecture qui fait réfléchir et qui ouvre de nombreuses pistes de réflexions sur la gestion d'une ville, sur le colonialisme, sur l'éducation, sur les inégalités sociales, sur l'ouverture et le progressisme intellectuel, sur le rôle et la place des femmes dans la société (Dehaven est une ville matriarcale contrairement à Gemina), sur l'émancipation des êtres face à leur destin, sur les rapports de domination au sein d'une collectivité.


Le tome 1 de Capitale du Nord « Citadins de demain », est très complémentaire au tome 1 de Capitale du Sud « le sang de la Cité », tant dans le fond que dans la forme. Ces deux textes très différents forment étonnamment un ensemble harmonieux et cohérent. A la poésie et la sensorialité de l'un, répond le style soigné, épuré et fluide de l'autre. A la gourmandise de l'un, l'idée de la gourmandise de l'autre. Ces deux tomes sont très prometteurs pour le reste du cycle urbain de la Tour de garde. Ce sont des récits que même les non férus de fantasy, dont je fais partie, peuvent apprécier, et qui soulèvent d'intéressantes et riches questions sociétales. Un cycle à poursuivre, assurément !
Commenter  J’apprécie          7820



Ont apprécié cette critique (76)voir plus




{* *}