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Critique de Enroute


Ce n'est pas un témoignage, c'est un roman. Lorsque vous témoignez, vous rapportez ce que vous avez directement perçu : vous y étiez, vous avez vu, entendu – éventuellement vous avez aussi ressenti, pris peur, anticipé. Vous pouvez aussi rapporter ce que vous avez fait et comment dans la situation dont il est question, vous êtes intervenu. A aucun moment, il ne convient que vous ne fassiez le récit de ce que d'autres ont fait en votre absence – ce qui relève de leur témoignage à eux. Or l'auteur passe son temps à faire cela : rapporter ce que les autres ont fait, dit, et même, c'est extraordinaire, pensé. Les dialogues sont rapportés « comme si vous y étiez », les intentions sont là, les sentiments ; c'est une véritable vision panoptique – mais que l'on ne croie pas qu'elle fasse partie de l'EMI, comme il semblerait que l'effet s'y fasse ressentir : il s'agit pour l'auteur, d'une manière très chronologique de rapporter les évènements qui se sont déroulés pendant qu'il était dans le coma, enfermé dans son « voyage spirituel » - puisqu'à aucun moment, contrairement, semble-t-il à de nombreux témoignages d'EMI, il n'entre en contact, lors de son EMI, avec ceux et ce qui entoure(nt) son corps. Il se prête donc, dans une forme de décentrement depuis un lieu « de nulle part » à raconter des faits a posteriori (Phyllis s'est garée, Jean a pris la sortie, Bond avait imaginé son père, Holley a rencontré notre amie Sylvia, Holley n'avait pas manqué de remarquer à quel point les médecins….) - un point de vue hétérodiégétique comme on dit. Comme il n'est nulle part indiqué que la connaissance de tous ces événements provient de l'EMI, la narration est donc intentionnellement biaisée : il s'agit donc d'un roman.

Pour s'en convaincre, il suffit de se rendre compte que les chapitres qui portent sur la relation de l'EMI ne sont que sept (les 5, 7, 9, 12, 18, 20, 22) sur les trente-cinq du livre, et comme ce sont les plus courts, cela ne fait que trente-cinq pages sur 245 (14%). Des chiffres, comme les estimations de mortalité, voilà qui fait scientifique. Maintenant si l'on considère que dans ces 35 pages, il n'est pas non plus question de témoignage « pur », mais de la relation de prétendus souvenirs mêlée à des considérations diverses mettant à distance la cohérence de ces mêmes souvenirs (des oiseaux ? des ange ? je me suis demandé si les êtres ailés le produisaient, j'aurais alors pu l'appeler « primordiale », Combien de temps suis-je resté dans ce monde ? je n'en ai aucune idée), on conviendra qu'en matière de témoignage, le commissaire aurait à y redire (tenez-vous en aux faits, je vous prie). Il se peut, il est vrai, que l'auteur n'ait jamais eu affaire aux gendarmes. On conserve donc la méthode romanesque d'un narrateur « qui n'y est pas », mais raconte ce qu'il voit – ou imagine - comme dans une boule à neige : il parle toujours d'un endroit derrière la conscience.

Et c'est là que le texte fait s'éloigner d'un propos confus, naïf, mal construit ou exagérément séducteur (adjectifs qui le maintiennent toutefois dans l'éloignement d'une perfection du genre dont il est question) et fait plutôt verser du côté de la supercherie : comment dans un état de conscience soi-disant « directe » le très sérieux docteur pourrait-il encore réfléchir sur ce qui lui arrive ? Y aurait-il encore une conscience derrière la conscience, une capacité réflexive sur « ce qui vous arrive » quand vous vivez une situation de « pleine conscience », d' « ultra-conscience », pour reprendre des sens qui semblent évoqués dans les EMI ? de deux choses l'une, soit en effet la capacité réflexive se maintient et alors… le témoignage n'a aucun intérêt puisque, finalement, il ne se produit rien d'autre que cette impression que l'on a dans un pays étranger : comme tout est étrange, surprenant, étonnant… et formidablement proche de ce que l'on connaît (on « voit » les riantes prairies, on « rencontre » des gens gentils sous le ciel étoilé,… quelle originalité) ; soit ce n'est pas le cas – et le récit… est une fantaisie ; un roman.

Et, de fait, le récit est bien articulé, bien chronologique – qui semble suivre les journées les unes après les autres comme si rien, de l'espace et du temps n'était modifié dans ce soi-disant lieu « hors du monde »… Cette version du paradis ressemble aux Enfers des Grecs ou aux vitraux des Eglises, des enluminures des parchemins et des images pour enfants : c'est comme ici, mais arrangé différemment : dans cette EMI, rien de bien surprenant – et Dante raconte mieux.

Ensuite, outre la construction par chapitres (un qui concerne l'EMI sur deux au plus fort de l'expérience, alterné avec la vie de papa-maman) et le lieu uniforme du narrateur « hors de l'histoire », se trouve tous les éléments des topoï de l'écriture romanesque : mon histoire est fantastique et vous devez la lire, mais plus encore c'est mon histoire à moi qui doit vous impressionner parce que je suis quelqu'un de peu ordinaire : orphelin (j'ai été abandonné à la naissance par une mère-fille et un père post-adolescent), très compétent et intelligent (je suis neurochirurgien), très grand (je fais deux mètres), je pratique les sports extrêmes (sauts en parachute et ascension de hauts sommets), il m'est arrivé une chose rare (un coma) provoqué par une maladie rare chez les adultes (une méningite), elle-même provoqué de manière rarissime (une bactérie pour enfants) qui plus est dont on a soupçonné qu'elle aurait pu avoir la virulence d'une autre bactérie assez peu commune et ravageuse (la peste) qui m'a fait vivre une expérience étonnante (une EMI), mais plus encore « une EMI particulière » (chapitre 14). Moi qui suis spécialiste du cerveau, je promets encore de vous en conter sur le sujet, cet organe extraordinaire dont les performances vous ont épaté dans l'introduction – sans que l'on sache si c'est du cerveau en général que je parlais ou du mien – ce qui vous invite discrètement à vous assimiler à moi, car quand je parle des capacités de mon cerveau, c'est tout autant le vôtre que je célèbre, votre cerveau ou le mien, nous parlons toujours de la même chose, n'est-ce pas ? - opération très efficace pour faciliter la lecture, cela, l'identification. C'est vous dire, au-delà de la banale EMI que j'ai à vous dire, si mon histoire vaut la peine d'être lue et vous promet du sensationnel. Lisez, quoi qu'il arrive, vous ne serez pas déçu, vous en aurez pour votre argent. On comprend qu'il faille 210 pages autour du témoignage pour l'enrober de tout cela.

Mais ce qui est plus extraordinaire encore – et donc d'autant plus susceptible de véracité – c'est que tout cela est pour moi parfaitement normal. Mon excellence ne me fait ni chaud ni froid parce que je suis très organisé et stable dans mon existence : scientifique, je discrimine très vite les idées folles (et ma femme qui a fait les beaux-arts et se dit médium m'évite au passage des conversations difficiles), j'ai aussi un milieu social extrêmement stable : j'ai idolâtré mon père au point de vouloir faire son métier – et mon fils (Eben IV, j'ai dû relire plusieurs fois pour comprendre ce « IV ») veut me ressembler – ma femme (que j'ai piquée sans effort – mon charisme sans doute – à mon colloc' – qui d'ailleurs ne m'en a pas voulu) m'adore, et, pour montrer à quel point je suis bien sous tous rapports, en plus, je suis catholique pratiquant. C'est bien simple, vous n'aurez rien à me reprocher. Tout se déroule dans ma vie dans les sommets (que je gravis) comme sur du papier à musique. C'est donc vous dire si je vous dis la vérité quand je vous dis qu'il m'est arrivé quelque chose d'étonnant, mon Voyage au Paradis, comme Orphée est revenu des Enfers, Prométhée de l'Olympe ou plutôt comme Jésus du royaume des cieux, qui, comme moi, et contrairement aux deux autres, avait un message à vous transmettre, puisque j'ai jugé que c'était, dans ma vie pourtant si solide, à moi si fort, un événement déstabilisant: c'était peut-être le premier.

Bon soit. Personne ne pourra dire que ce n'est pas vrai. Personne ne pourra dire non plus que ce n'est pas éminemment romanesque. Et alors, ce qui est dans les romans est forcément faux peut-être ? Je n'ai pas le droit de raconter mon EMI parce que je suis parfait ? Que nenni, que nenni, mais disons que cela commence à faire beaucoup d'écarts à ce qui conviendrait pour un récit « authentique » et, surtout, une source « scientifique » - d'autant que le romanesque est plus puissant encore, car à qui lit bien, en fait, non, en guise d'événements déstabilisants dans ma vie, c'était le second. le premier est survenu quand j'ai découvert que mes parents biologiques, en fait, se sont aimés ; que – preuve d'amour – ils se sont mariés ; et plus encore, que malgré tout cet amour, j'ai été abandonné ; et que ma famille biologique, après toutes ces années, m'a opposé un refus net de me voir. Tout s'est effondré. Qui suis-je, où vais-je et dans quelle étagère (non pas celle à niveaux, de bas en haut, de l'EMI). Maintenant je fais mal mon travail, je doute, et, pire que tout, je ne crois plus en Dieu. C'est la dépression, comme quand je saute en parachute. Alors croyez-le bien, si je vous dis que j'ai vu Dieu, que j'ai baigné dans sa lumière et qu'il m'a transmis un message pour vous (trois en fait), sous forme de mots quand j'étais dans un état où les mots n'existaient plus, ce n'est pas que je me prends pour Mahomet, sacrilège que vous êtes !, c'est, tout simplement, il faut bien se l'avouer malgré l'étonnante surprise de cette conclusion fantastique, que j'ai vu Dieu et que j'ai baigné dans sa lumière. de toute façon, ce n'est pas vous qui allez me contredire : vous y étiez, vous ? Et vous allez me dire que Dieu n'existe pas quand je vous dis que je l'ai vu ? Ah non, vraiment, c'est trop fort ! Je l'ai vu, de mes yeux vus ; alors il est évident que ce que je dis est vrai et tout le monde comprendra donc que je me sois remis à croire en Dieu, non pas parce que je tiens mordicus à dire que c'était Dieu, en qui je ne croyais plus (vous ne me lisez pas ou vous faites exprès ?), mais parce que c'était lui. Dans ma vie organisée, la vérité est celle de la déstabilisation de mon EMI et de ma foi retrouvée en Dieu. Voilà. Croire en Dieu, c'est la vérité. Cette ancre (chap 6) dont vous avez besoin, vous aussi, parfaitement, dans l'existence, comme pour moi, c'est de croire (j'ai mis les références du site internet de mon association en fin d'ouvrage pour vous faciliter le parcours de votre chemin de croix). Point barre. La preuve du paradis est apportée.

Comment ? Ah oui, pourquoi alors j'ai crié « Dieu, aide-moi ! » avant de sombrer sept jours dans le coma si, à ce moment, comme je vous l'ai dit, je ne croyais plus en Dieu ? Ah, oui, non, je ne sais plus, enfin, vous savez, c'est compliqué ces choses-là.

Bon alors si nous ne sommes toujours pas convaincus d'avoir lu un roman « qui fait du bien », c'est-à-dire parle aux douleurs cachées, aux trahisons profondes, aux amours refusées et tous ces regrets que nous avons et que nous voudrions effacer en nous disant que nous aussi nous sommes quelqu'un de bien, qui n'a fait de mal à personne mais que nous aurions bien besoin là, maintenant d'une ou deux explications sur ces béances qui nous fragilisent, quitte, dans l'esseulement, qu'on nous fasse lire que quelqu'un quelque part nous accueille dans son infinie bonté et que ce sentiment qui est bien humain et bien compréhensible n'a pas besoin de se donner le crédit de la science pour s'exprimer dans un récit chronologique et savamment structuré qui finit naturellement en « Happy end », eh bien qu'il suffise de se dire que, personnellement, quand j'ai mal aux lombaires, je ne me dis pas que j'ai la grippe et que, pour la guérir, ce serait une bonne idée que d'aller prendre un bain chaud. Mais il est vrai que je ne suis ni médecin ni chirurgien, ni neuro-chirurgien, et encore moins américain. Donc, je vous l'accorde, tout est possible.
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