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Critique de Presence


Ce tome contient 32 récits courts de 1 à 8 pages. Ce recueil est paru pour la première fois en 1989. Toutes les histoires sont écrites, dessinées et encrées par Will Eisner. Certaines histoires comportent un ton unique de trame de gris, d'autres sont en noir & blanc sur fond blanc, d'autres sur fond noir. Il comprend 83 pages de bande dessinée.

Introduction (3 pages) - Dans un court texte, illustré par des dessins, Will Eisner indique que vivre en milieu urbain est un peu comme exister dans une jungle. Les habitants s'intègrent à l'environnement, et développent des comportements adaptés. Pour lui, la manière d'être d'un citadin dans une métropole est foncièrement différente de celle d'un individu de la campagne, prouvant que l'environnement s'impose à la personnalité. 4 facteurs sont prépondérants dans cet environnement : le temps, les odeurs, le rythme et l'espace. La compétence de la ponctualité (8 pages) - Un individu se réveille dans son appartement. Il consulte le réveil : il est déjà en retard. Il se lave les cheveux, s'habille en avalant son café, appelle l'ascenseur qui ne vient pas, décide d'emprunter les escaliers (l'ascenseur s'ouvre dès qu'il est sur le palier de la cage d'escalier). Il doit marcher à contre-courant de la marée humaine qui emprunte le même trottoir que lui mais dans l'autre sens. Il descend dans la station de métro pour découvrir une énorme queue pour prendre son ticket. La course est encore longue pour qu'il arrive à l'heure à son rendez-vous. Temps de journée (1 page) - Un homme passe dans la rue, devant les étals de fruits, les gens en train de passer le temps sur les marches, un monsieur qui lui demande du feu. Temps de nuit (1 page) - Un homme passe dans la rue, jetant des regards partout, se méfiant de tout. Temps d'une vie (4 pages) - Dans une rue, un clochard est délogé de son carton par un policer. Un peu plus tard un joggeur passe. Un peu plus tard des déménageurs se stationnent pour livrer. Etc.

À court de temps (4 pages) - Un homme arrive en courant dans une église pour se confier au prêtre. Horloge interne (4 pages) - Un provincial arrive par le train à New York. Un porteur lui propose de prendre en charge ses valises, mais le visiteur préfère marcher. Il se mêle à la foule pressée du trottoir. Dans le hall de l'hôtel, il doit s'écarter pour laisser passer le groom en train de courir. Il se rend compte qu'il n'est pas assez rapide dans la porte à tournante pour sortir de l'hôtel. Cadre temporel (4 pages) - Sur le trottoir, un passant avec un bouquet de fleurs à la main regarde les horloges dans un magasin. Il règle sa montre, hèle un taxi, retrouve son amie. Ils vont au restaurant, puis voir un spectacle, l'homme consultant sa montre à intervalles réguliers. Temps compté (4 pages) - Un représentant commercial entre dans l'appartement d'un vieil homme pour lui faire la démonstration d'un ordinateur personnel. Odorat (3 pages) - La ville dégage de nombreuses odeurs, plus perceptibles pour les personnes de petite taille : celles des beaux quartiers, celles des quartiers populaires. Insensibilité aux odeurs (1 page) - L'abondance d'odeurs peut finir par insensibiliser l'odorat. Odorat sensible (8 pages) - Au contraire, un homme peut être mené par le bout du nez par les odeurs prometteuses et alléchantes.

Pourquoi cet album de Will Eisner plutôt qu'un autre ? Pour découvrir l'auteur ou pour compléter une collection ? Il s'agit donc d'un recueil d'histoires courtes et même très courtes, développant toutes une facette différente d'un même thème : la vie urbaine les comportements qu'elle induit chez l'individu. Néophyte ou chevronné, le lecteur retrouve tout ce qui fait la personnalité de l'auteur. Comme à son habitude, il structure ses planches à sa guise : texte sans bordure avec des illustrations sur le côté, texte avec bordure comme une feuille arrachée d'un calepin et comme posé sur une illustration, cases sans bordure alignées ou non alignées, cases avec bordure alignées ou non alignées, répétition d'une grille rigide de 2 lignes de 2 cases chacune pour toute l'histoire, disposition différente d'une page à l'autre avec une suite de 4 cases sur une même bande pour décomposer une action, ou une case de la largeur de la page pour montrer la vue en panoramique, case avec un fond uni pour mettre en avant les personnages, cases avec une description détaillé du milieu urbain… Les planches présentent une variété à la fois extraordinaire et à la fois étudiée et maîtrisée. Chaque séquence bénéficie d'un découpage sur mesure pour exprimer au mieux son histoire.

Ces histoires courtes sont donc l'occasion pour Will Eisner de croquer le portrait de nombreux citadins pris sur le vif. le lecteur retrouve son don surnaturel (enfin, surtout des années de travail pour en arriver à un tel naturel) pour faire apparaître l'état d'esprit d'un personnage ou son émotion. En fonction de la séquence, le langage corporel du personnage peut être appuyé pour relever de l'expression théâtrale (la dame étant tombé sous e charme de son voisin de palier) et parfois de la pantomime (l'expression de l'impatience du monsieur attendant pour acheter un jeton de métro). L'artiste sait conférer une vie extraordinaire à chaque personnage, principal comme secondaire, et même figurant. le lecteur en prend conscience dès la couverture avec ce groupe d'individus qui traversent la rue en rang serré, se dirigeant droit vers lui : ils sont différents, individualisés, uniques dans leur tenue, leur maintien, leur expression de visage. Dans l'histoire où un provincial arrive en ville, il se retrouve emporté par le flot des piétons, ne pouvant pas lutter contre ce véritable fleuve. le lecteur éprouve la sensation de regarder passer ces individus devant lui, bien à l'écart pour pouvoir les observer, mais aussi voir leur écoulement, et là aussi ils sont tous individualisés, uniques, du grand art, mais aussi la preuve patente que chaque individu compte pour l'auteur.

Au fil des pages se dessine également le portrait de la ville, de New York. Il regarde le modèle de candélabre, typique de la ville. Il observe les façades d'immeuble, les bouches de métro, les poubelles, les murs en brique, les étals des marchands de quatre saisons, une église, la devanture d'un bijoutier, une rue dans un quartier populaire, une rue dans un quartier huppé, les taxis, le métro, les vendeurs de hot-dog, les embouteillages, etc. le lecteur éprouve la sensation de se promener dans les rues de New York telles qu'elles pouvaient être à cette époque. le tome se termine avec trois dessins en pleine page, le premier montrant une rue vide, le second une rue agressive et le troisième une rue triste. Effectivement le lecteur peut ressentir ces émotions en regardant les dessins quasiment dépourvus de personnages. Les autres saynètes reposent sur les interactions d'un personnage avec l'environnement de la ville, ou sur des interactions entre personnages façonnées par le milieu environnant. À chaque fois, le lecteur voit par lui-même comment la ville dicte le comportement aux individus. Par le biais de ces séquences à la lisibilité immédiate, aux personnages très incarnés, à l'humour sympathique et souvent vache, le lecteur bénéficie d'une étude sociologique étonnante et édifiante.

Qu'il découvre Will Eisner ou qu'il complète sa collection, le lecteur est vite en immersion dans cette mégapole, regardant ces êtres humains adopter un comportement différent en fonction des contraintes de temps, des odeurs, du rythme et de l'espace. En page 76, les 4 cases montrent le mouvement sur le trottoir et dans la rue depuis un étage élevé d'un immeuble, indiquant qu'avec ce point de vue les schémas de déplacement des individus deviennent indéchiffrables. Pour le reste des pages, Will Eisner tient la main au lecteur pour qu'il puisse les déchiffrer. Les 3 dernières pages montrent des rues avec uniquement 2 minuscules silhouettes, évoquant leur atmosphère vide, en colère ou triste. Ainsi chaque rue devient un être vivant possédant sa propre personnalité qui influe différemment sur l'état d'esprit des usagers de la voie publique. de fait, le lecteur se reconnait complètement dans le comportement des uns et des autres, pour peu qu'il soit lui-même habitant d'une grande métropole ou qu'il ait eu l'occasion d'y séjourner. À chaque page, il reconnaît totalement ce qu'il voit, il ressent le stress de l'individu devant se déplacer et se retrouvant en butte à un retard après l'autre, quelle que soit l'énergie qu'il déploie et son ingéniosité à trouver une alternative. Il ressent la pression de la foule en mouvement contre laquelle il est impossible de lutter, l'obligeant à aller dans le sens du flot. Il voit comment un tout petit événement (2 voitures s'étant percuté en démarrant) impacte des dizaines de personnes. Il fait l'expérience du manque de place, le luxe étant bien l'espace. Il assiste même à la propagation d'une rumeur sans fondement, mais tenue de source sûre.

Au final, cette collection d'histoires courtes et très courtes n'a rien d'anecdotique, de mineure, ou de projet pour renflouer les caisses. Tout l'art de Will Eisner est présent dans ces pages : la personnalité et la vitalité extraordinaire de chaque individu, les lieux uniques et tangibles, la vie humaine dans toute sa diversité, l'humanisme bienveillant qui n'exclut pas une forme de vacherie, et des touches d'humour. L'auteur sait faire preuve de recul pour montrer en quoi l'environnement urbain dense induit le comportement des individus, d'un point de vue sociologique et même anthropologique.
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