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Critique de Osmanthe


Publié en 1958 au Japon, La mer et le poison est le premier roman de Shusaku Endô. Et c'est déjà un coup de maître. Si le style m'a semblé légèrement moins abouti que dans les sommets de sa production future, l'atmosphère empreinte d'étrangeté, de malaise, de mélancolie et de cruauté de ce roman m'ont fait l'effet de devoir s'imposer longtemps dans ma mémoire.

Sa construction est doublement originale, car elle casse l'unicité de temps ET de narrateurs. L'histoire commence sans doute à l'époque d'écriture du roman à la fin des années 1950, mais cela pourrait être quelques années plus tard. le narrateur vit à Tokyo et souffre d'un pneumothorax, maladie chronique du poumon qui l'oblige à se faire suivre en subissant régulièrement des piqures dans la plèvre. Son médecin est le docteur Suguro, un taiseux déjà assez âgé, dont le geste thérapeutique à la technique parfaite intrigue son patient, tant le soin est réputé difficile à exécuter sans faire souffrir le malade. Son passé est mystérieux…A l'occasion d'une invitation à un mariage à Fukuoka, la grande ville maritime du sud du pays, le narrateur rencontre un médecin qui a bien connu Suguro. Intrigué, le narrateur retrouve un article d'un procès qui s'est tenu à Fukuoka peu après la seconde guerre mondiale…L'affaire est brièvement résumée en page 28 : « …pendant la guerre, des internes de cette faculté avaient utilisé comme matériel d'expériences médicales huit pilotes prisonniers de guerre. Ces expériences visaient principalement à déterminer la quantité des pertes sanguines entraînant la mort, celle du sérum injectable à la place du sang, le temps de survie d'un homme à l'ablation des poumons. le nombre des employés de l'hôpital ayant assisté aux vivisections était de douze, parmi lesquels deux infirmières. le procès s'était déroulé à F. d'abord, à Yokohama ensuite. Je trouvai en fin de liste des accusés le nom du docteur Suguro, sans mention sur son rôle dans les expériences. le professeur qui les avait dirigées s'était suicidé peu après, les principaux accusés avaient tous été condamnés à de lourdes peines et trois seulement n'avaient fait que trois ans de travaux forcés : le docteur Suguro était parmi ces derniers. » le patient un peu inquiet retourne une fois chez le docteur Suguro, qui semble encore accablé par ce lourd passé…

Mais à la page 33, nous plongeons subitement dans cette vieille histoire. Vont alors se succéder les voix de plusieurs narrateurs, quelques-uns des acteurs de cette barbarie. Nous entendrons donc le docteur en question, Jirô Suguro, simple 3ème assistant, Akira Toda, médecin 2è assistant, mais aussi l'infirmière Nobu Ueda, qui ont agi sous l'autorité du Patron, le professeur Hashimoto. Parmi les autres personnages clés, le professeur-adjoint Shibata, le 1er assistant Hiroshi Asai, et l'infirmière-chef Oba. Mais avant de relater ces moments d'horreur, l'auteur prend soin de camper son contexte : les personnages font leur boulot du mieux qu'ils peuvent dans cet hôpital, et sont confrontés à des cas désespérés, en particuliers des pneumothorax sévères. Certains s'attachent à leurs malades, d'autres sont plus imperméables à la souffrance, mais ce sont des êtres apparemment normaux. Suguro et Toda sont assez proches, et encore peu expérimentés, Asai est un séducteur porté sur les femmes et la bouteille, le patron Hashimoto est un vieux médecin las dont la femme impose sa présence généreuse mais envahissante à l'hôpital. Apparemment, il a une aura particulière, car les deux infirmières en pincent intérieurement pour lui…le pouvoir, sans doute. Cette équipe file un mauvais coton lorsque la vieille patiente préférée de Suguro décède avant l'opération de la dernière chance envisagée, et que le même type d'opération avancée tout exprès pour une jolie jeune femme de la famille du Patron échoue, provoquant sa mort…C'est la chute annoncée du professeur Hashimoto qui a dirigé l'opération, et de ses assistants…Quand arrive l'ordre, militaire, de se livrer à l'horreur absolue, la vivisection, le mot est lâché avec insistance par l'auteur, de prisonniers américains.

Si l'opération est un peu décrite, sur un prisonnier seulement (et heureusement), l'auteur prend soin de s'élever, et nous avec, en pénétrant la conscience des personnages. Nous allons vivre leur anxiété, leurs tiraillements, leurs répulsions, leur indifférence, leur lassitude, les remords (ou pas). Suguro et Toda semblent comme se regarder eux-mêmes accomplir mécaniquement ces gestes inhumains comme des machines, et s'étonner de ne pas ressentir de l'écoeurement, de la compassion ou un sentiment de révolte. Ils sont embarqués dans cette histoire comme des pantins sans libre-arbitre. Ils auraient pourtant pu refuser de participer.

Etrange atmosphère, extrêmement pesante, ce huis-clos hospitalier laisse comme seule fenêtre sur l'extérieur une échappatoire plus inquiétante que réconfortante, la mer, une mer toujours sombre, grise, terne, présentée comme un monstre implacable, comme le symbole du destin funeste qui attend le Japon. Car c'est bien une ambiance de débâcle qui imprègne ces pages, désespérante et vénéneuse. Il y a de la casse dans les vies de ces personnages, avant même l'opération de vivisection, et évidemment après c'est encore pire, les narrateurs sentent bien qu'ils devront rendre des comptes, ceux-là se posent au moins la question de la culpabilité. La force de Endô est de replacer cette question de la culpabilité individuelle dans une double perspective de culpabilité collective de l'équipe, mais aussi finalement du Japon. La fin de la guerre approche, le Japon court à sa perte, les personnages ne se font plus guère d'illusions, alors advienne que pourra dans ce naufrage général. Endô interroge sur les crimes de guerre commis par son pays, sur sa responsabilité. Il glisse par-ci par-là quelques mots en allemand dans le texte, pour mieux souligner la fascination nippone à l'époque pour la dérive totalitaire allemande, et le pacte qui unira les deux pays, pour le pire.

Un livre dérangeant, qui peut totalement rebuter par le propos et même sa construction, son intrigue avant tout psychologique, mais pour moi un grand livre. Et quel titre ! Car La mer et le poison, c'est bien à la fois l'association des deux éléments marquants du livre, et sur un plan plus métaphorique, de la mer comme implacable destinée d'un pays, dont il est entièrement tributaire, pour le meilleur et pour le pire, et du poison comme la noirceur qui s'insinue dans le tréfonds de l'âme humaine et qui diffuse ses relents vénéneux.

Un livre épuisé en langue française, qui gagnerait à être réédité d'urgence !
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