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Critique de Takalirsa


D'Annie Ernaux je ne connaissais que « Regarde les lumières mon amour » sur la société de consommation, que j'avais lu par curiosité à la suite de ma fille en études de lettres. Je n'avais pas été plus emballée que ça par l'écriture de l'autrice mais Claire Marin m'a donné envie de me plonger dans le récit autobiographique « La place » en l'évoquant dans son excellent essai philosophique, « Être à sa place ».

Je ne savais pas du tout de quoi parlait le texte. Emballée par l'incipit sur le Capes (je suis moi-même enseignante), l'enchaînement abrupt avec la mort du père m'a ébranlée. L'événement est raconté de manière distante mais a néanmoins éveillé en moi la crainte de perdre le mien. Et c'est bien, je trouve, la force de cette oeuvre : Annie Ernaux s'évertue à exprimer des faits de manière objective, de décrire fidèlement les grandes étapes de la vie de son père, mais ses mots sous-(en)tendent malgré elle toutes sortes de sentiments liés aux événements racontés. Il y a là une belle réflexion sur l'écriture autobiographique qui se veut authentique tout en ne pouvant échapper à la subjectivité des souvenirs.

J'apprends qu'Annie Ernaux est de Normandie, comme moi, elle vient d'Yvetôt dans le Pays de Caux cher à Maupassant. Et il y a de ça effectivement, puisque son père a d'abord travaillé dans une ferme, avant de fuir son statut de paysan en se faisant embaucher à l'usine (une corderie comme il y en a eu tant par chez nous) puis en investissant dans un café-épicerie à Lillebonne près du Havre. On sent toute l'importance de sortir de sa classe sociale (« On les appelait patron, patronne ») même si la condition (sociale) reste la même (« Le commerce ne rapportait pas plus qu'une paye d'ouvrier »). Pour sortir de la pauvreté, le père ira même jusqu'à cumuler son rôle de commerçant avec un emploi en raffinerie. Mais si son café-épicerie n'est guère rentable, il l'installe néanmoins dans une fonction sociale qui lui tient à coeur (« Ils ne sont plus ici du bord le plus humilié »). L'important est de « tenir sa place » d'une part (« Paraître plus commerçant qu'ouvrier »), et « d'offrir un lieu de fête et de liberté à ceux à qui le café du dimanche servait de famille » d'autre part. Ainsi le commerce se révèle un lieu entre bonheur et aliénation, source de joies et en même temps « barrières humiliantes de notre condition ».

Au bout d'un moment, je me suis demandé quel était l'objectif de ce texte autobiographique. Etait-ce un hommage d'Annie Ernaux à son père ? Un témoignage socio-historique ? Parfois les pensées de l'autrice sont apposées au récit, venant l'interrompre brusquement, comme s'il y avait lutte en elle à choisir les mots. Elle décrit (avec une certaine distance) l'ambition de son père à se démarquer, à s'élever de sa condition, et soudain surgissent des moments d'affection entre eux laissant entrevoir un homme moins froid qu'il n'y paraît.

Et puis à l'adolescence la perception d'Annie Ernaux évolue imperceptiblement. Malgré les efforts du père plane toujours « l'ombre de l'indignité », un sentiment d'infériorité qui transparaît dans ses manières et que sa fille décèle désormais, elle qui fait des études (de lettres).

Plus que l'argent, c'est le langage de son père (le patois) qui dévoile ses origines. Il s'évertue à parler peu pour ne pas se trahir, d'autant que sa fille, en passe de devenir enseignante et écrivaine, maîtrise les mots. C'est le début des souvenirs humiliants (devant les copines, le petit ami) : son père « fait paysan », c'est-à-dire « pas évolué » (« même les idées de mon milieu me paraissent ridicules »). Annie Ernaux entretient « l'espérance que je serais mieux que lui » tout en ressentant le malaise de l'ascension sociale qui crée une fracture avec ses parents. C'est peut-être pour cela qu'elle ne sait pas quel ton adopter. A vingt ans, elle devient « une représentation idéale du monde intellectuel et bourgeois » et l'obtention du Capes marque le passage officialisé d'un monde à l'autre.

Même si elle continuera d'entretenir un minimum de relation avec ses parents, il faut bien avouer « en compagnie des braves gens, ce manque essentiel : une conversation spirituelle ». Ce serait donc pour cela qu'Annie Ernaux aurait écrit cette oeuvre (dont la genèse a été difficile) : « Mettre au jour l'héritage que j'ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j'y suis entrée »… Et tourner la page ?
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