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Critique de Creisifiction


Je ne crois pas qu'en dehors de certains écrits scientifiques ou professionnels (et encore!), il puisse y avoir d'écriture purement informative, strictement objective ou vierge de toute implication subjective de son auteur. Surtout, dès que mémoire ou imagination s'immiscent d'une manière ou d'une autre, comment concevoir alors qu'un exercice autobiographique et littéraire puisse raisonnablement se réclamer d'être «plat», comme le prétend l'auteure?

Et même si cela était possible, pour quoi en faire? Cela nous inviterait-il également à une lecture «plate»? Impossible, à mon avis...! La preuve ? Il suffit de lire les très nombreuses critiques du roman (présumé «anti-roman» par son auteure ?) postées sur le site : entre ceux qui le considèrent, soit comme un bel hommage, soit comme un affront à la mémoire de son père, je n'ai lu le moindre avis rédigé à partir d'arguments proches de ceux que pourrait éventuellement inspirer la lecture d'une démonstration quelconque sociologique.

À force néanmoins de vouloir «aplatir» et rester collé à des faits livrés à l'état brut, on risque, comme ce fut le cas pour votre serviteur, de conduire le lecteur à un sentiment désagréable de devoir se débrouiller tout seul pour pallier l'indigence émotionnelle se dégageant d'un texte dont ambition affichée est de bannir tout ce qui est subjectif et susceptible d'«émouvoir» : aucune «poésie du souvenir» ne sera tolérée ici, nous prévient l'auteure d'entrée de jeu.

Mais au nom de quoi? Et pourquoi le vrai «roman» (abandonné) qu'elle avait commencé à écrire dans un premier temps, dont son père était déjà le personnage principal, lui avait donné «une sensation de dégoût» ? Pas un mot là-dessus : strictement rien ne doit dépasser des sentiments scrupuleusement enfouis d'Annie Ernaux. Ravalez-les, lecteurs, et circulez!

Ce que pour ma part j'ai tout de même envie d'appeler simplement une «économie de moyens», technique narrative ayant fait ses preuves en littérature, poussée ici à l'extrême, sous la forme notamment d'un détachement affectif volontaire et radical (ce jusqu'à, par exemple, ne pas daigner nommer «soeur», sa soeur aînée, morte avant la naissance de la narratrice, évoquée sommairement comme «la petite fille») ne m'aura suscité en retour absolument aucune forme d'empathie envers sa narratrice (alors que, bien sûr, «économie» et «empathie» sont dans l'absolu, me semble-t-il, loin de devoir nécessairement s'exclure).

« C'est dans la manière dont les gens s'assoient et s'ennuient dans les salles d'attente, interpellent leurs enfants, font au revoir sur les quais de gare que j'ai cherché la figure de mon père ». Plutôt que dans ce «jardin» de la mémoire et dans les «cendres» qui le recouvrent, pour reprendre la belle image qui donnait titre à un roman de Danilo KisJardin, Cendre») par quel autre mécanisme psychologique donc, me suis-je demandé, se sentirait-on porté à rechercher la mémoire d'un parent proche «dans des êtres anonymes rencontrés n'importe où»?

Cette gageure de vouloir écrire sur soi et sur sa vie dans un style impersonnel et minimaliste, en se fondant soi-disant dans un illusoire anonymat sociologique afin de se prémunir (artificiellement, de mon point de vue) contre tout affect personnel, finira par perdre complètement un lecteur comme moi, habitué à chercher exactement le contraire dans un livre, à savoir ce qui rend toute vie unique, irremplaçable et inchangeable : l'économie des moyens finirait ici par ressembler à mes yeux plutôt à une forme navrante d'avarice émotionnelle.

Il ne m'est pas simple, croyez-moi, de rédiger ce billet spontanément, depuis « la place » que je tiens à occuper en tant que lecteur... de nombreux inconditionnels d'Annie Ernaux, à l'instar de l'auteure elle-même («je veux venger ma race» insiste-t-elle à affirmer comme motivation principale à son écriture lors de son discours de remise du Nobel, ce qui, soit dit au passage, dans le contexte actuel d'extrême polarisation identitaire, ne me paraît pas être une formule tout à fait heureuse et auspicieuse, bref..) - voire même certains de ses détracteurs, considèrent d'un commun accord qu'il s'agit avant tout d'une oeuvre «engagée» politiquement, d'une littérature de «combat». Dès lors, «aimer» ou «ne pas aimer» les livres d'Annie Ernaux peut quelquefois vous valoir un marqueur idéologique…. J'avoue en même temps que, de cet étroit point de vue-là, personnellement j'aurais préféré pouvoir déclarer haut et fort «aimer» Ernaux: ma sensibilité personnelle est sans aucun doute beaucoup plus proche de la plupart de ceux qui l'adorent que de la plupart de ceux qui la détestent...

Mais, honnêtement, je ne peux pas adhérer à un tel style hybride, barricadé derrière la question sociale, ni trouver mon compte dans une lecture qui s'avérerait trop «monocorde» à mes oreilles, et qui, quoiqu'artificieusement placée au ras du factuel, ne cesserait de me renvoyer à une impression de revendication ressentimentaire qui n'ose pas dire son nom, à une sécheresse affective de surface pointant régulièrement, en sourdine, une dose inavouée de cruauté.

Vengeance de sa race à consommer certes bien froide, accommodée en une sauce littéraire propice à mon sens à nourrir copieusement une tribune engagée autour des injustices sociales ou de la problématique identitaire des « transclasses », mais qui me laisserait, moi, en tant que lecteur, exsangue à la fin de ces maigres pages, totalement sur ma faim...
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