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Critique de Malaura


Tout récemment encore des enquêtes étaient menées pour savoir si la méthode de la planche à eau relevait ou non de la torture. Son nom comporte pourtant en soi peu d'équivoque…
Le supplice de l'eau : le sujet est attaché sur une planche inclinée ; la tête, placée plus bas que les pieds, est bâillonnée et de l'eau est peu à peu versée sur le visage. L'eau absorbée par le bâillon empêche le sujet de respirer, occasionne une sensation d'étouffement et la peur panique de l'asphyxie. Les poumons se situant plus hauts que la bouche, l'eau ne peut normalement pas les envahir et empêcherait donc la mort par noyade; c'est du moins ce qu'affirment les adeptes de cette pratique. Cependant, les réflexes de suffocation qui ressemblent à ceux d'une électrocution ne sont pas sans causer de graves et irréversibles traumatismes psychologiques.
Sous le gouvernement de Georges W. Bush, ce simulacre d'exécution a été largement pratiqué dans les geôles de Guantanamo. En toute légalité…

Au fil d'une oeuvre extravagante, engagée, cynique et insolite, l'auteur afro-américain Percival Everett n'a cessé de pointer du doigt les abus et le non-sens d'un monde chaotique et pervers.
Ses romans, de « Glyphe » à « Effacement » en passant par « Désert américain » sont de féroces réquisitoires contre l'injustice, le racisme, la barbarie et l'abêtissement culturel dont font montre les Etats-Unis et que l'auteur dézingue à tout va, portant les coups de son indignation comme un boxeur sur le ring au fil de textes-uppercut puissants et provocants.
Il présente « le supplice de l'eau » comme un « acte d'accusation contre l'ère Bush » et, en réponse à ce qu'il considère comme un procédé coercitif inhumain, il a tenu à légitimer par l'absurde et la déraison l'utilisation de la torture.

Auteur à succès de romans à l'eau de rose qu'il écrit sous un pseudo féminin, Ismaël Kidder est un noir-américain riche, intelligent, cultivé ; un modèle d'intégration et de réussite sociale. Mais son monde s'effondre le jour où Lane, sa petite fille de onze ans, est retrouvé morte, violée et étranglée, son corps abandonné dans un fossé.
Aveuglé par la haine, épris d'un désir de vengeance et de justice rageur, Ismaël se laisse totalement envahir par sa douleur et par la volonté de faire justice soi-même.
Il enlève celui qu'il considère comme le coupable, le séquestre dans le sous-sol de sa maison et là, se transformant en bourreau, pratique jour après jour le supplice de l'eau sur le présumé violeur.

Percival Everett nous fait entrer de plain-pied dans la conscience éperdue de son personnage. Une folie froide, lucide, aussi tranchante qu'une lame affutée. Si la conscience est émoussée, l'esprit reste d'une clairvoyance et d'une intelligence qui pétrifient et font froid dans le dos, Ismaël tentant de trouver du sens à ses actes par le biais de raisonnements politiques, d'élucubrations philosophiques ou linguistiques qu'il aborde avec une impassibilité glaçante et volontairement dérangeante.
Le roman dépourvu de linéarité, s'égrène ainsi par fragments, au gré des éclisses d'une pensée de plus en plus effritée, mêlant considérations personnelles, souvenirs, théories platoniciennes, dissertations sur la philosophie quantique, insertions de notes ou de croquis…

Le supplice de l'eau, c'est aussi ce que l'on ressent devant ce texte éclaté, face à ce débordement de pensées insensées. A l'impression d'oppression et de suffocation, s'ajoute celle de se noyer dans les affres d'une conscience qui s'égare et d'être submergé par un trop-plein de délire langagier.
Livre laissé puis repris, délaissé, retrouvé…la force du sujet, la maîtrise du style, l'inventivité de la construction font qu'on refuse de l'abandonner mais cela ne va pas sans effort ni persévérance. Dieu, quel tourment !
Des lettres qui dérapent en glissade dyslexique, des mots jouant sur les tonalités et leur similitudes, des paragraphes entiers de juxtapositions ou de caricatures de la langue : « danse prisme quai lavis, je mi-voix démant, malgré mon sadisant camphor, camp-fort extrême, coz de temps d'inconfjord.. ». Trop, c'est trop ! On en viendrait presque à regretter quelques bonnes petites scènes de torture !
Déconstruire la langue, la restructurer, désorganiser la syntaxe, l'expérimenter…certes cela fait preuve d'originalité et Percival Everett a la carrure, le charisme et l'érudition pour mener à bien son propos. Mais trop de singularité tue la singularité ; même si d'aucuns trouveront le procédé génial, l'auteur a pêché ici par excès d'excentricité.

Et pourtant…Pourtant lorsque Ismaël se laisse aller à la douleur et exprime sans détour sa détresse, sa souffrance, la perte de ses idéaux et de toutes les significations avec lesquels l'univers personnel se construit, ni le ton distancié, ni la fureur intérieure, ni les délires philosophiques, ontologiques ou métaphysiques, ni les effets de style ne peuvent occulter le sentiment poignant et le bouleversement que l'on ressent devant certaines pages empreintes d'une émotion et d'une intensité magnifiques.
Pour ces pages superbes, profondes, déchirantes et dures, on continue malgré tout et on lit jusqu'au bout.

Livre violent sur la violence, fiction pour le moins perturbante, « le supplice de l'eau » pourra déconcerter ceux qui font leurs premiers pas dans l'univers littéraire - au demeurant intéressant - de l'auteur américain. Aussi, sous peine de frôler l'asphyxie, l'on conseillera plutôt de découvrir Percival Everett par le biais de ses autres romans.
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