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Critique de HenryWar


Ce qui m'est devenu impatientant avec les ouvrages de sciences ou de philosophie, c'est la manière dont l'esprit ainsi rédigé me paraît toujours « bouclé » et conditionné, attentif surtout à se confirmer à son propre regard et à celui d'autrui, à démontrer qu'il ne se trompe pas, à se chercher des gages, à se présenter authentique et infaillible tandis que l'artifice qu'il échafaude et qu'il livre est la preuve d'une construction inquiète et partiale. On devine que l'auteur insiste excessivement sur ce qu'il sait « sans faille », qui ne lui pose aucun problème majeur et ne lui réclame que des éclaircissements aisés et futiles, ce dont il se targue à la minutie, n'exposant contre lui que des objections creuses et martelant de façon superfétatoire les certitudes qui le valorisent. Mais cette justification prend tant de place dans le travail d'ensemble, tandis qu'au contraire l'auteur avance avec négligence sur beaucoup d'intéressants corollaires à ses pensées principielles exposées avec une exclusivité maniaque et coupable, qu'on sent l'opportunisme d'une stagnation, et que pour le lecteur sagace le sentiment de la grandeur s'atténue par défaut de prises de risque ou d'innovations audacieuses et multipliées. L'auteur mentionne ses propres contradictions minuscules en termes verbeux dont il ne fait par ses ergotages que dissimuler la pertinence ou l'inutilité, simulacre de modestie selon lequel on n'attribue à ses adversaires que des paroles mesquines, mais il ne s'engouffre pas dans les brèches supérieures de ses plus fortes conséquences que même l'amateur aperçoit, de sorte qu'à la fois il s'attarde sur des concepts de péroraison vaine et néglige des ouvertures essentielles et d'une certaine et haute nécessité.
Comme, j'oeuvre toujours davantage pour des créations dures, le temps me manque à me satisfaire aux évidences alenties, et la disparité du rythme de la progression intellectuelle m'est de moins en moins supportable : on piétine en redites ennuyeuses et en démonstrations superflues, et quand on perçoit enfin, là, une fenêtre impérieuse, un appel clair, où il importerait surtout de s'aventurer, le spécialiste ne l'a pas vue, ne l'a pas entendu, tout occupé et fermé à ses représentations insistantes et superficielles du déjà-su. Aussitôt, je peste : que d'occasions manquées ! Un remplissage assez stupide et terne occupe longtemps le voyageur avisé à qui l'on développe ce qu'il devinait ou avait compris, mécanisme d'insistance dissimulatrice, et quand ce voyageur se trouve intéressé et, au détour d'une réflexion inspirante, perçoit soudain l'opportunité d'une question pertinente en espérant une résolution qui l'intéresse et le concerne, tandis qu'elle présente là un caractère d'évidence, qu'il s'agisse de complément ou de réfutation indispensable, on ne lui rétorque rien, un silence assourdissant néglige le point crucial, on n'a pas seulement vu qu'il y avait une interrogation d'importance, on poursuit la présentation assez monotone selon le programme prévu, sans dévier, sans épanouir à des considérations vraiment éveillées, avec une affectation de fascination placide et inerte – j'en sors toujours énervé, on est supposé continuer l'ouvrage malgré la faute. Je voudrais arrêter l'auteur qui déjà communique des informations secondaires et vétilleuses pour lesquelles je dispose d'une réponse ou qui n'intéressent que celui qui a intérêt à résoudre des problèmes qu'on ne se pose pas, tandis que tout ce qu'on ne me dit pas est précisément ce à quoi je suis attaché : j'espère qu'ensuite viendra le temps des digressions détaillées et utiles auquel je me prépare, mais le plus souvent le temps argumentatif est passé ou cette cogitation eût été opportune, et elle ne n'éclora pas. L'auteur se trouve alors vis-à-vis de son lecteur dans la situation du guide de randonnée qui, sourd et flatté de réciter sa leçon sur les paysages sempiternels dont il a l'habitude, manque l'extraordinaire mammouth qui se présente sur le versant de la montagne et que ses touristes aperçoivent à sa place. Il n'a même tourné pas la tête : trop tard, le monstre fabuleux est parti.
Je vois toujours, moi, entre les lignes, les mammouths gigantesques, au sein même des « délicats et frais équilibres » que le savant défend, mais ce dernier, ou négligence coupable ou volonté opiniâtre de détourner le regard, ne s'arrête point sur l'animal colossal qui le dérange ou qui devrait approfondir le portrait objectif de son trop charmant décor. Presque tous ces livres me font cet effet sans même ou presque que j'ai pu apprendre beaucoup de ce qu'étaient les termes principiels et bientôt fallacieux de ce paysage idéal. En somme, je m'impatiente parce que je réfute tôt ou que je complète loin : la paralysie des traités me fait l'impression d'une insuffisance ou d'une hypocrisie, si systématiquement qu'il m'est à présent difficile, lorsque j'en commence, de ne pas m'y attendre. C'est seulement jusqu'à un certain point que je lis avec tranquillité : ce point franchi, je m'agace des faussetés ou des légèretés de la démonstration, et j'éprouve un certain mal, un mal logique, à poursuivre, parce que les prémices sont malhonnêtes ou qu'on a méprisé un effort nécessaire.
Un livre de sciences ou de philosophie est, pour l'essentiel et selon mon expérience, un recueil d'idées à la fois dont le lecteur se moque, ne pouvant presque jamais les vérifier, et dont il anticipe avec une régulière déception, s'il est actif, plus que ce qui s'y rencontre, ne pouvant les souffler à l'écrivain. Une lassitude irritée le tenaille à ce tiraillement continuel entre l'ennui de ce qui n'a aucun intérêt dans l'ordre piètrement propret d'une réflexion trop confortablement évidente, et l'enthousiasme malheureux de ce qui n'est pas abordé et qui évidemment aurait dû l'être et crée un manque qui accuse comme une honte. J'ai ainsi commenté ce fâcheux mélange s'agissant par exemple de la revue « Krisis » à laquelle j'ai brièvement contribué. La frustration est énorme de trépigner si longtemps dans l'attente d'une apothéose dont on devine l'occasion et le besoin mais qui ne se réalise point : c'est un peu comme la sensation d'un éternuement qui doit poindre mais ne se produit jamais et qui s'éteint en un long bâillement d'importunité ou d'endormissement. On détient un illogisme caractérisé ou un prolongement novateur ; l'auteur, lui, en demeure à sa docte obtusion.
le problème fondamental de ces ouvrages de logique provient, je pense, de l'école de formes à laquelle une certaine vision de la logique semble contraindre leurs auteurs à appartenir. Tous ces auteurs – tous ceux que j'ai lus – sont rigidement soumis à une règle « exemplaire », à un parti d'esprit et de développement, dont ils tirent leur manière : notamment, cette école où ils s'astreignent considère que, pour faire oeuvre d'éloquence, il faut définir longuement des termes qui, pour le lecteur, ne font aucun doute, les atermoyer en abstractions ardues jusqu'à l'inconcevable, les emboîter et épuiser ainsi jusqu'à lasser le lecteur et lui donner enfin hâte de l'insertion d'une idée nouvelle, de sorte que c'est usé de l'étourdissante finasserie de ce qui est sans progrès qu'il consent à n'importe quoi et aspire à une transition. Cette tradition savante assimile tacitement des « pensées solides » à une « lenteur vertueuse » : un « grand » livre de science ou de philosophie d'abord est forcément long, forcément alambiqué, forcément lent. Ce procédé est commun à presque toutes les oeuvres de logique considérées historiquement comme supérieures et abondamment étudiées par les détenteurs des règles de « vertu logique », celles de Nietzsche exceptées (sauf La Naissance de la tragédie que son auteur aura la franchise de reconnaître un travail au style emprunté aux universitaires ses confrères). Il s'agit toujours de présenter avec atermoiement une intuition qui tiendrait en dix pages d'une densité nécessaire et sincère : c'est par exemple le cas avec Popper dont l'excellent argument de la falsifiabilité dure même moins que cela dans Logique de la découverte scientifique, et c'est également le cas chez Feyerabend dont toute la thèse révolutionnaire est utilement exposée dans Contre la méthode entre les pages 339 et 343 au point que, loin d'en constituer une conclusion tant la démonstration me paraît vaine et spécieuse, il n'en faudrait peut-être lire que cela n'aller chercher, par renvois précis qu'aux explications dont le lecteur sceptique voudrait connaître la teneur – mais cette synthèse lumineuse ne nécessitait pour moi nulle explication, ou alors très peu. le reste paraît le remplissage argutieux d'une méthode « impressionnante » suivant des étapes obligatoires et dictées – paradoxalement orthodoxe –, et diluée.
Tout particulièrement, l'école de logique dont je parle pèche par excès de théorisation, et semble ne pas admettre la connivence de l'expérience au rang des raccourcis valeureux de l'argumentation ; autrement dit, elle feint de s'adresser à un lecteur qui ne vit pas réellement, qui ne sait absolument rien du monde qu'il faut lui représenter jusque dans ses linéaments, et à qui il faut tout redémontrer de zéro, terme à terme, jusqu'au postulat et de façon dogmatique. le logicien n'utilise pas le mot « main » sans rappeler ses contours, ses caractéristiques et ses usages, il ne tient rien pour su et accordé, il affecte que la langue requiert un dépassement grâce à d'abondants néologismes, mais il en conserve les transitions et préjugés faciles qui lui servent à établir qu'il a raison au moyen de toutes sortes de proverbes de la pensée du « bon sens » qui soudain ne lui font plus honte, dont il vient à user sans scrupule. La logique selon cette tradition est l'assemblage livresque où l'on ne tient pas compte d'autrui, où on lui parle mais en recréant la réalité où il existe, et en tâchant de l'en convaincre sans référer à ses constatations. Ainsi, on insinue en lui un univers ou plutôt un cosmos, rangé et dirigé, et il faut que tout jusqu'au langage pour le décrire soit réinitié pas à pas. On efface le lecteur de manière à le reprogrammer ; ainsi, selon l'ordre de cette réinitialisation et de ce paramétrage, on lui fait tout accepter. Ce processus-là, ce serait la logique. Tout renaîtrait comme un fiat lux de l'esprit de l'écrivain démiurge : il ne conviendrait au lecteur sage qu'à assister, émerveillé et coi, à cette surméthodique création.
J'ai lu récemment le commentaire d'un lecteur boulimique de philosophies qui prétend que Nietzsche n'est pas philosophe parce qu'il manque de preuves « logiques » en ce qu'il se désintéresse d'apporter des arguments quand il sent l'évidence de ce qu'il écrit, aspirant surtout à passer bientôt à des déductions consécutives de plus grande importance : « Nietzsche affirme, péremptoire, mais ne construit pas par éléments comme Spinoza, Kant ou Heidegger. Il n'a pas établi les prémices. On ne peut donc jamais savoir s'il a raison ou s'il a tort. » Les prémices, répondrais-je, c'est peut-être le petit peu d'esprit dont le lecteur dispose déjà, ce lecteur qui ne souhaite pas qu'on lui rappelle des mots un à un, lecteur opposé à ces constructions laborieuses et spécieuses où l'on feint qu'il n'a jamais vécu, où on le force à entrer dans des conceptions dont l'ordre est une pyramide admirablement dégoûtante. « Tu sais déjà quelque chose, lecteur, je ne m'adresse pas à un idiot, je ne vais pas répéter ce que tu sais ! » On peut certes savoir si Nietzsche a raison ou tort : il suffit de ne pas lire un ouvrage comme aveuglément une recette fiable ou un échafaudage de cohérence, mais d'en comparer les observations aux constatations que l'on peut faire, soi. On lit trop les livres savants selon leur logique interne, et trop peu en vérifiant leurs applications concrètes : c'est ainsi qu'on jugea excellents des traités de toutes époques et de toute fausseté en ce qu'ils ne se contredisaient pas eux-mêmes, et cependant ils s'opposaient à la moindre réalité qu'un lecteur pouvait constater avec jugement. Si par exemple un penseur prétend partir de ce que le Contemporain d'aujourd'hui est une créature évaporée, de grand confort mental, sensible surtout au divertissement et réticent à s'en apercevoir, postulat qu'il tient évident à dessein de développer des observations et des prédictions de plus haute valeur et d'une difficulté plus grande, faut-il que, pour satisfaire au lecteur rétif à ce postulat et illusionné parce que se sentant attaqué et se contristant d'être circonscrit à telle vision du monde « négative », « cynique » ou « nihiliste », l'auteur s'importune à préparer et à collationner des statistiques infinies, en complet arrêt des révélations qu'il voulait faire, pour le désabuser, ce qu'il n'obtiendra pas de toute façon, le fait étant chez son contradicteur plutôt une affaire de conviction préétablie, de préjugé et de morale intouchables, que de démonstration rigoureuse ? Je trouve que pour un lecteur perspicace, c'est un gain de temps considérable et honnête que la méthode « illogique » de Nietzsche : il le lance en articles brefs sur des pensées qui sont autant de pistes jusqu'alors inexplorées sans se sentir le besoin condescendant et détourné de former le lexique arbitraire d'un monde invisible qu'il vous ordonnerait de voir entier, neuf, artificiel et fictif, et de vous rappeler comme à un enfant ce que c'est que la terre, qu'une pierre, qu'un arbre, etc. Que vous ne « sentiez pas » les perceptions de Nietzsche, par exemple que vous niiez la justesse de sa misogynie ou la sensation intérieure de la puissance en l'homme, ne signifie pas qu'il a tort ni que sa progression a tort, cela signifie seulement que son développement fait fi de ce qui lui paraît d'une facilité ennuyeuse et aisément constatable. Il n'a pas « démontré » ces postulats, où « démontré » s'entend au logicien par le fait qu'il n'a pas noyé ses prémisses en définitions abstruses et enchâssées censées les bien « fonder », mais si vous l'interrogiez là-dessus et s'il pouvait vous répondre, après peut-être le soupir qu'on adresse à un adolescent à qui l'on rappelle comme aux wokistes qu'une femme se définit biologiquement par des organes spécifiques, il serait sans doute capable en peu de temps de dresser le rapport de ce que vous estimez infondé ou falsifiable, et il n'y aurait plus ensuite qu'à revenir à ses développements derniers pour les approuver et compléter. Je veux dire notamment que, tant que nul ne réfute ce qui vous semble clair et juste, vous n'avez aucune raison de vous enfoncer dans des explications qui tâchent à prévenir des vétilles ; or, c'est bien l'usage en l'école de logique que j'évoque. On me rétorquera que la vétille fait parfois le fond d'une erreur très considérable, mais pour autant qu'on y regarde, la manière sophistiquée avec laquelle nos savants tâchent à parer ces erreurs comporte elle-même tant de vétilles contradictoires qu'il aurait souvent mieux valu ne pas les tenter : tout ce en quoi ils échouent le plus manifestement en leurs livres, c'est à défendre leur thèse quand ils estiment qu'elle est en tel point critiquable – c'est chez eux le point inéluctable et reconnaissable du retour des vétilles. Ils prétendent établir des postulats par degrés logiques, mais c'est toujours dans la présentation de ces postulats qu'ils se trompent, et, croyant obvier à l'erreur, ils la révèlent au contraire ou par incohérence ou par absence de référence au réel, et devinant aussi quelque peu qu'ils s'égarent, ils s'obstinent et s'enfoncent en des explications auto-agacés de ces postulats pour en détourner la clarté et rendre le lecteur las et avide d'autre chose. Au moins Nietzsche accordait-il une confiance en son lecteur (même s'il admettait qu'il fallait être supérieur pour le lire et qu'un Allemand ne le saurait pas lire) : « Je ne vais pas de nouveau tout t'enseigner ! » Or, toute cette illusion de fondation ne serait pas un mal, chez les savants, si la lumière faite sur les failles de leur raison étaient volontaires ; or, c'est toujours malgré eux, en l'embarras de circonlocutions où ils insistent et s'empêtrent, qu'ils signalent par inadvertance le vice de leurs théories qu'il s'efforcent de masquer par un certain langage : leur verbiage indiquent leur trouble en croyant installer leur certitude, ils persévèrent manifestement dans ce qu'ils ne sentent pas, ils se sentent tenus de mieux se réexpliquer, ce qui les rend, au philologue sagace, pitoyables et démasqués.
J'aime quant à moi celui qui va droit aux observations fortes et ne dilue pas son propos en détours oiseux où il fait manifestement de la page : fort de ses apports, il les présente uniment sans ambages ni circonlocutions ni appesantissements. C'est vrai qu'ainsi je n'aime sans doute pas la vulgarisation telle qu'on la définit aujourd'hui ; c'est parce qu'elle demeure chez nous une variété de dissimulation ou de mensonge, un exercice de popularité, une pose : un bon esprit s'aperçoit de ce qui y est celé presque davantage que de ce qui y est révélé, voilà pourquoi la vulgarisation est plaisante surtout aux mauvais esprits. le vulgarisateur triche, non parce qu'il a besoin de traduction, mais ou parce qu'il invoque une représentation qu'il ne détient pas, ou parce qu'il tient à une thèse avant les arguments, ou parce qu'il a l'intention de faire effet et d'imposer pour quelque raison qui tient à un tempérament bluffeur. Ce n'est pas d'ailleurs qu'un texte de philosophie ou de science, pour véritable et élaboré qu'il soit, ait nécessité à user d'une lourde quantité de jargon spécifique qui, souvent, sert plutôt à cacher des notions douteuses ou fallacieuses : tout expert détaché et profond, tout professionnel conscient, apprend en premier lieu que le jargon est, au sein de son métier, une défense puérile pour paraître docte et solennel et justifier les respects que le profane lui voue, mais il n'ignore pas qu'en général il peut sans force imprécision remplacer cette terminologie par des termes plus courants – ainsi la céphalée vespérale dont parle votre médecin généraliste n'est-elle rien d'autre que l'habituelle migraine du soir. Mais la pesanteur du lexique est encore présupposée par l'école de logique qui veut que l'expression d'un livre de grande portée ne soit nécess
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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