Citations sur Dehors, les chiens (22)
— Il n’y a pas de micros ici, dit Kaslov en se grattant la nuque. Et il y a un brouilleur. L’époque est difficile, je prévois de grands bouleversements. Mikhaïl Souslov est mort en janvier. Il t’aimait, Vassili Vassiliévitch. Souviens-t’ en. Et souviens-toi aussi avec une certaine appréhension qu’Aruid Pelche, le plus ancien d’entre eux, l’ultime compagnon de Lénine, est sur le point de s’éteindre... lui aussi, il t’aimait. Tu es inconscient, Vassili Vassiliévitch. Tout cela n’est pas gai, pour nous. J’ai vu ce matin le maréchal Dimitri Oustinov : eh bien, il portait au visage la tristesse de l’avenir.
Cette voix. Quelle horreur ! Deux octaves trop haut, et le timbre d’un chat, et celui d’un violon
« Léonid Ilitch est vraiment au bout de sa corde, dit le général. C’est un désastre. Cette fois c’est vrai, colonel Vassili. Et je te préviens : je supporte toujours aussi mal les sobriquets dont tu le gratifies.
— Allons ! dit Vassili. Laisse-moi tranquille ! Les micros ont soigneusement enregistré ton immense respect. C’est bien. Il te sera compté, sois-en sûr : en enfer !... Cesseras-tu d’avoir peur ?
Vassili regardait le général. Il souriait légèrement et dit, de son étrange voix haut perchée :
« Ainsi, tu prétends que l’Ours ne vivra pas plus de dix jours ? C’est ce qu’on s’est empressé de me répéter. Hé, hé ! Tes services, général Kaslov, sont beaucoup plus optimistes que mes intuitions infaillibles. »
Vassili regardait le général. Il souriait légèrement et dit, de son étrange voix haut perchée :
« Ainsi, tu prétends que l’Ours ne vivra pas plus de dix jours ? C’est ce qu’on s’est empressé de me répéter. Hé, hé ! Tes services, général Kaslov, sont beaucoup plus optimistes que mes intuitions infaillibles. »
Vassili avait croisé les bras devant son énorme poitrail. Il y avait longtemps que Vassili-le-vieux ne mettait plus les mains dans les poches, et ses bras le gênaient lorsqu’ils tombaient le long de son corps obèse. « Trop gras ? Non, monstrueux Vassili, songeait Kaslov : cent dix, cent douze kilos de chair flasque et grise ? Cent dix-sept, peut-être, habillé de son costume d’officier, retapé sans doute par cette ordure de Mucha, le tailleur du groupe des Anciens, ceux du Komintern ? Comment peuvent-ils supporter cette tenue, comment puis-je la supporter ? »
Le vieux Vassili, debout, regardait par la fenêtre. Préoccupé, distrait et furieux ; ce qui se traduisait chez lui, toujours, par un calme doucereux. Il se retourna enfin et fixa le profil perdu du général Kaslov assis derrière le bureau, un dossier devant lui. Le dossier ne portait pas de titre, rien qu’une simple indication, une des étiquettes collantes du service : POUR LES YEUX SEULEMENT.
Le général se frotta le nez, puis il fit un demi-tour avec son fauteuil pivotant et regarda son visiteur.
(…) longue douleur qui se rappelle à vous quand vous ne voudriez que l'oublier, qu'elle s'endorme, que les chiens se taisent (...)
Vassili regardait l’ouest. La longue perspective de la rue Kirov et, au bout, l’espace ouvert de la place Dzerjinski et de la place Neuve, la Novaïa Plotchad. On sentait très bien ce vide, là-bas, à l’extrémité de la rue. Même à travers la neige, car il neigeait à Moscou. Une petite tempête fine, la première de l’année, celle dont le dicton russe affirme qu’elle ne tient pas. Surtout si elle survient au début de novembre. C’était une poudre ténue s’en allant en rafales, de tous côtés et, malgré cela, il y avait cette luminosité qui semblait venir du vide des places. Le « clair de soir » moscovite. Cinq minutes encore et les lampadaires à cellule photo-électrique s’allumeraient, brusquement.
A Moscou, donc, cet après-midi de novembre, un certain colonel Vassili regardait par la fenêtre, en direction de l’ouest.