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Critique de oblo


Jeannette, dite Jenny, et Jerry ont déménagé de Lewiston, Washington, à Great Falls, Montana. Oubliées, les vues sur les Rocheuses ; désormais, le couple vit à la lisière des Grandes Plaines. Jeannette s'occupe du foyer, Jerry est professeur de golf. Leur fils unique, Joe, a seize ans ; il vit dans l'admiration de son père, et n'a pour horizon que ses parents, n'ayant ni copains, ni petite amie. A quelques kilomètres de Great Falls, la forêt brûle depuis des mois. On aperçoit le panache de fumée de l'incendie à des kilomètres à la ronde, et il semble que celui-ci projette sur toutes les villes des environs des récits de toutes sortes, d'héroïsme et de lâcheté, de désespoir et de résignation. Lorsque le récit commence, Jerry est renvoyé de son emploi. Il parvient, au bout de quelques jours, à se faire engager comme pompier volontaire sur les lieux de l'incendie. Joe demeure seul avec sa mère, laquelle entame bientôt une relation amoureuse avec un nommé Warren Miller, de presque vingt ans son aîné, et dont la situation sociale est nettement supérieure à celle de Jerry et Jeannette. En quelques jours, le temps que Jerry revienne du front incendiaire, c'est toute une vie qui change, des trajectoires qui se dessinent de façon définitive, la fin d'un monde et de l'innocence de l'enfance.

Toute l'action du roman tient en quelques jours. Depuis la perte de l'emploi de Jerry jusqu'à son retour et à sa confrontation avec Warren Miller, il y a peut-être une semaine, une dizaine de jours au maximum. Mais les personnages eux-mêmes le disent : ils ont l'impression qu'un mois, qu'un an a passé. le temps perd visiblement toute substance, lorsque la structure sociale la plus élémentaire, la famille, éclate de façon aussi violente qu'inattendue. le lieu, lui, a, somme toute, peu d'importance. de cette ville moyenne du Montana, Great Falls, sise entre les silos de céréales et les sites d'extraction pétrolifère, on ne saura quasi rien. Richard Ford nous emmènera dans quelques rues, celles où sont situées la maison de Jerry et Jeannette et celle de Warren Miller, celles du centre où se trouvent quelques bars, hôtels, et le lycée de Joe. Dans cette ville, Jerry, Jeannette et Joe ne sont personne. Nul ne les connaît, nul ne les considère comme des amis. Ils y sont de parfaits étrangers. Jeannette pense encore à Lewiston, Jerry envisage de partir plus à l'est, pour y trouver enfin fortune. Great Falls n'avait rien pour les retenir ; c'est là que leur couple va s'effondrer.

A la fois témoin, captif et narrateur de la situation, Joe est l'oeil à travers lequel Richard Ford observe l'action. Enfant unique de ses parents, ce grand garçon de seize ans vit dans une solitude marquée. le sport au lycée ne lui a permis ni de trouver une voie d'excellence, ni une bande de copains. Captif, Joe L est de ce couple qui se déchire devant lui, sans bruit pourtant, sans disputes ni cris, sans la révélation habituelle que l'amour est absent. Joe ne peut choisir entre sa mère et son père, il ne peut ni les juger, ni les condamner. Moralement, pourtant, il y aurait à redire, et de quoi trouver les motifs d'une révolte adolescente ; car Jerry délaisse le foyer pour retrouver une utilité sociale et une raison de rendre fiers les siens, et d'être fier lui-même ; car Jeannette s'abandonne littéralement, tant aux délices de la boisson qu'elle consomme soudainement avec excès qu'à ceux de l'amour, qu'elle trouve dans les bras d'un homme de cinquante-cinq ans, boiteux et sans grand charme. Témoin, Joe L est aussi, de toutes ou presque les péripéties que traversent ses parents. Il est présent lorsque son père est renvoyé du golf club au début du roman, il est présent lors du dîner qu'offre Warren Miller à Jeannette, durant lequel les deux amants dansent, s'embrassent même sous les yeux de l'adolescent. Il est enfin là lorsque Jerry met le feu au portique d'entrée de la maison de Warren Miller, là lorsque Warren frappe puis fait la leçon à son père, là enfin, lorsque sa mère est absent durant plus d'un an, allée quelque part à l'ouest vivre une vie qu'elle espérait tant mais ne trouvera point. Joe, résolument, est un enfant seul, que ses parents laissent au bord du chemin pour, pendant quelques jours, vivre une vie qui leur a échappé. Enfant ordinaire d'un couple ordinaire, Joe est étonnamment neutre, ne sait pas, ne dit rien, fait même tout pour tenir à cette neutralité que lui impose son égal amour pour chacun de ses parents. Les modèles parentaux, pourtant, s'effondrent. le mythe de la mère dévouée à sa famille disparaît dans les tasses de whisky et les départs à l'aube, dans une robe apprêtée et le rouge aux lèvres, pour retrouver le puissant amant. le mythe du père, éternel sportif, remarquable d'élégance, s'effrite dans l'absurde d'une quête d'héroïsme dont Jerry ne ramènera rien, sinon quelques récits à peine grandioses - l'ours en feu qui tombe de son arbre - et de pitoyables cales aux mains.

Joe fait l'effet d'un personnage un peu naïf, triste, dont la neutralité, alors, nous laisse à distance. Sorte d'aboulique que les événements maltraitent, mais éduquent aussi, Joe semble presque être un personnage transparent, une sorte de personnage prétexte, fenêtre humaine sur le phénomène qui intéresse Ford : la déliquescence de la famille, la fuite en avant de parents qui se sont connus trop tôt. Joe, cependant, devient adulte. Il le devient en apprenant à renoncer : à l'unité de la famille, à un passé révolu, à une innocence enfantine à laquelle ses parents l'arrachent ; mais Jeannette et Jerry ne sont pas forcément à blâmer, car eux aussi subissent les événements : le licenciement de Jerry, l'arrivée à Great Falls puis l'abandon du foyer familial par son époux pour Jeannette. Si le feu brûle les forêts du Montana, une explosion dévaste une famille. Mais, à la différence des flammes, visibles à des kilomètres, l'effondrement de la famille, lui, demeure secret.
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