En ce temps-là les artistes fréquentaient les musées qui n'étaient pas, comme ils le furent depuis, encombrés presque uniquement par les copistes professionnels; la curiosité des maîtres était alors chose commune et, si l'on parcourait la liste des manieurs de pinceau qui furent autorisés à travailler au Louvre à cette époque, on y relèverait probablement une suite importante de peintres ayant laissé une trace dans notre école. Berthe et sa soeur y venaient alors assidûment. C'est là qu'elles rencontrèrent d'abord en 1859 Braquemond et Fantin-Latour. Mais ce n'est que l'année suivante qu'elles y remarquèrent un jeune homme qui venait souvent planter son chevalet devant les grands Vénitiens de la galerie du bord de l'eau. Manet, qui était cet artiste, devait bientôt faire parler de lui avec son « Chanteur espagnol» qui, au Salon de 1861, allait attirer l'attention d'Ingres et de Delacroix et lui mériter les enthousiastes éloges de Théophile Gautier.
Semblable à un lac très calme que n'agita jamais la tempête, sa vie fut tranquille, droite et une comme son art. Vie désespérante pour un biographe affamé d'aventures, avide d'agitations, en quête d'événements pathétiques ou même simplement d'anecdotes pittoresques. Ici cependant calme n'est pas impassibilité et encore moins insensibilité, car cette vie fut aussi riche en forces spirituelles qu'elle a été indigente en incidents biographiques.
Ainsi, derrière la simplicité de sa vie extérieure, derrière la banalité des agitations de sa vie mondaine qu'illuminèrent à la vérité le charme d'une féminine exquise et le sourire d'une constante bonté auquel vint s'ajouter celui d'une tendresse maternelle très profonde, se cache une admirable vie d'artiste: sa vie intérieure, sa vraie vie, celle que révèlent ses oeuvres qui furent ses confidentes de chaque jour et qui, à travers leur multiplicité et leur diversité, montrent que, depuis l'enfance jusqu'à la mort, elle est toujours demeurée elle-même dans son art, ce qui ne l'a pas empêchée
d'enrichir peu à peu sa palette et de perfectionner et élargir son métier à mesure que se développait sa sensibilité, que s'affinait sa vision et que s'assouplissait sa main.