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Critique de Optione


Attention, livre extraordinaire.

On a un livre chez soi qu'on doit lire, ça traîne, il est là, on en lit d'autres, on vaque... et puis un jour on ouvre ce livre, et... mon Dieu !! On ne s'y attendait pas ! Non, pas à ça ! C'est l'Amour.

Des milliers de livres sont publiés chaque année, et ne nous pouvons pas tous les lire. Alors la question à se poser c'est: lesquels vont rester ? Lesquels vont compter ? Lesquels seront comme des amis qui vous accompagneront toute votre vie ? Ferdydurke est, incontestablement, l'un de ces amis.

Cette critique n'est qu'une grossière approche, je le précise. le livre est très riche.

La lecture peut être ardue au départ, à cause de de la dinguerie ambiante et de la densité des images et des idées, mais une fois que l'on s'habitue et que l'on comprend, surtout, où l'auteur veut en venir, le livre se dévore. D'abord, il s'agit d'un livre drôle. D'un humour décapant, irrévérencieux, absurde. Ensuite, il s'agit d'un livre intelligent, d'une intelligence supérieure, affranchie de tout préjugé. Il ne ressemble à aucun autre (ceux qui ont lu "Bakakai" comprendront). Ce n'est pas le précis Wharton, le tendre Giono, le profond Dostoiewski, ou même un Kafka, un Gogol, qu'on lit tranquillement dans le ronronnement de son cerveau... ce sont des livres intéressants, magnifiques... des livres qu'on connaît bien, dont on sait où ils vont, et ce qu'ils veulent. Mais avec Gombrovicz, on entre dans une autre dimension: on sent que des connexions neuronales inhabituelles se créent.

Ferdydurke (le titre n'a bien sûr aucun rapport avec quoi que ce soit), c'est la critique de la forme, ou plutôt de l'absence de forme. le héros est un bouchon qui flotte sur l'eau de l'existence, sans forme propre hormis celle que lui font les autres, infantilisé en permanence par les autres, sans vraie identité possible. Il est d'abord sommé par un pédant de retourner à l'école, puis se retrouve chez le couple Lejeune, où il est (ne tombe pas, est directement, par définition) amoureux d'une lycéenne "moderne", réussit à s'enfuir à la campagne et tombe nez à nez avec sa tante, sur quoi il prend la forme d'un hobereau traditionnel. Pour fuir encore, il enlève la jeune fille de la maison, ou croit l'enlever car c'est elle qui en réalité l'a pris. Epuisé, il ne peut plus lutter et l'on comprend qu'il a atteint l'infantilisation ultime: la mise sous contrôle d'une épouse, l'enfermement dans le pays du mariage. Mais il veut fuir encore ("Courez après moi si vous voulez, je m'enfuis la gueule entre les mains")...

A travers ces situations tordantes et délirantes (tout le monde finit toujours par se battre et se taper, révélant que l'humanité est totalement immature malgré ses grands airs), l'auteur dévoile sans pitié les dessous humains, nos dessous. le professeur digne et pédant est un dragueur de lycéennes comme les autres. La mère de la lycéenne, la femme ingénieur Lejeune, est une perverse lorsqu'elle encourage sa fille à avoir un enfant naturel, les pédagogues sont avant tout terrorisés par l'inspecteur, ils sont d'ailleurs choisis pour leur absence totale d'idées personnelles, les seigneurs sont soumis à leurs domestiques autant que les domestiques aux seigneurs, les grand poètes ennuient tout le monde... tout ce beau monde a choisi sa forme, joue son rôle avec sérieux, mais lorsqu'on les titille un peu, ils se délitent et deviennent encore plus informes, encore plus incohérents, que le héros lui-même. Et ils ne paraissent même pas très bien savoir pourquoi ils sont ce qu'ils sont, ni comment ils peuvent rester ce qu'ils sont, ils n'arrivent pas à se justifier donc ils finissent par s'énerver, par taper. Même le valet de ferme, idéal du sincère, du direct, du brut, du non éduqué, du non culturel, se délite, lorsqu'il comprend qu'il peut rendre les coups à son maître. Il prend alors lui-même une autre forme. Mientus, un camarade du héros, un garçon de la ville éduqué et sophistiqué, était parti à la recherche du valet de ferme, pensant trouver en lui la délivrance: échec.

Il s'agit en parallèle d'une réflexion sur l'art (notamment dans les deux digressions insérées au milieu du roman), qui est traité comme tout le reste: il est pure forme, ou bien fortuit. Puisque aucun livre n'est parfait, aucun livre ne peut embrasser la totalité des choses, on doit s'en tenir à une partie, une partie d'idée, de lecteur, de corps... ainsi, et le lecteur et le pédant spécialiste "feront une gueule" à ce livre, la gueule qu'il voudront. le pédant réécrira le livres selon son école, et le lecteur sera dérangé par un coup de téléphone et la cuisson des côtelettes. "Et voilà tralala... Zut à celui qui le lira!". La poésie n'est d'ailleurs d'une histoire de Mollets (de jambes, dirions-nous aujourd'hui ?). Un poème entier peut se traduire par "Mollets mollets mollets mollets "etc... la jeune lycéenne a des mollets formidables. Les lettres d'amour qu'elle reçoit se gardent bien de parler des mollets d'ailleurs.
Solution: "Arrêtez de faire joujou avec l'art".

Où est l'homme ? Que reste-t-il après "cet acte de déformation que l'homme commet sur l'homme" ? "Où m'adresser, que faire, où prendre ma place dans le monde ?". Pas de solution hormis" à nouveau fuir en d'autres hommes".

La Forme (dont la manifestation la plus sophistiquée est l'art) est non seulement fausse, mais aussi dangereuse, c'est la grande pourvoyeuse de pédants, de viols et de guerres. Allons, humains, ne prenons pas trop aux sérieux nos gueules et nos cuculs.

Avec Gombrovicz c'est sans pitié: la vérité avant tout. le propos est sincère, sans compromis, sans tentative de plaire ou de tromper. Et c'est la sincérité qui fait les grands livres. Mais le livre est drôle aussi, c'est sa façon sans doute d'être poli lorsqu'il nous accable de toutes ces vérités.

Bref, Ferdydurke, ça envoie du lourd. Y'a du niveau comme on dit... et ça rafraîchit bien, ça nettoie bien, car après, on sait à quoi s'en tenir, on n'a plus trop envie de lire moyen.

Saluons la superbe traduction de Georges Sédir.
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