AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Erik35


CAVE GARUM !

Trente-sept... Trente septième fois que les deux inséparables Astérix et Obélix s'attachent à faire rire petits et grands (de sept à soixante-dix sept ans, aurait-on ajouté il y a quelques décennies). Trente sept albums et quelques années de plus, voila que reviennent ces deux éternels garnements, bien moins gaulois que nous-mêmes, mais assurément caricature des français du siècle, pour la troisième fois sous la plume de Jean-Yves Ferri et le trait de Didier Convard. Après un premier album de cette nouvelle doublette plus qu'en demi-teinte (mais néanmoins meilleur que les ultimes livraisons épouvantablement sans intérêt d'un vieillissant Uderzo, toujours excellent dessinateur mais piètre auteur), un second album relativement encensé, parce que renouant avec cette faculté qu'avait le génial René Goscinny de nous parler de notre réel tout en moquant nos travers, grands ou petits, et en nous faisant rire, voici qu'Obélix prend du poil de la bête ainsi que, stricto sensu, les rênes de cette nouvelle aventure et de se comporter, pour ainsi dire, en héros principal, avant le héros éponyme de la célèbre série.

Nous voyons donc nos deux intrépides voyageurs dans cette Italie en voie de romanisation complète - malgré de véritables résistances locales, même si celles-ci sont plus dans les coeurs que dans les actes -, entreprenant une course de char à travers le pays des étrusques, des vénètes, des ombriens, osques, messapes, et autres apuliens... S'ensuit un concert de bons mots, de blagues plus ou moins potaches, d'à peu-près en latin de cuisine, de rebondissements d'un goût solide, d'un humour plus ou moins adulte ou enfantin, sûr ou maladroit - on se surprend de nouveau à rire, ici et là, comme à la "grande époque" des bons, voire des très bons moments de René Goscinny. Ce qui n'était pas vraiment arrivé avec l'histoire écossaise, et encore assez modestement au cours de l'aventure précédente, pourtant tellement encensée à sa sortie. Sans doute parce qu'il y était question de la communication et des réseaux sociaux, si aisément critiquables, détournables. Tellement dans l'ère du temps et facilement identifiable.

Passons sur la trame même de l'histoire : nous ne saurions divulgâcher (comme le disent si joliment nos amis québécois), et de toute manière, c'est principalement ce qu'il se passe dans les phylactères ou en second plan, parfois même dans les infimes détails des dessins qui importe, au moins autant si ce n'est plus que le prétexte narratif dont on se doit tout de même de reconnaître qu'il tient tout juste le rythme que les deux auteurs ont pourtant voulu s'imposer (reconnaissons même que certaines planches sont légèrement poussives). Ce qu'il faut retenir de cet album c'est que, à l'instar d'un immense "Obélix et Compagnie" (Tiens ! Tiens ! MÔssieur Obélix serait-il le meilleur biais mettre en place une critique sociale plus profonde qu'à l'accoutumée?), ou encore d'un excellentissime "Le Domaine des Dieux", pour n'en citer que deux parmi les meilleurs de la série, nos deux auteurs viennent de présenter un album plus sourdement séditieux qu'il y parait, mettant le doigt, sans en avoir vraiment l'air, sur ces petits travers de nos sociétés réputées "post-modernes" dans lesquelles ont pratique la "post-vérité" et où il semble que l'on se dirige peu à peu vers une sorte de "post-démocratie", nos pays où "«l'armée [romaine] pacifie nos région pour [v]nôtre sécurité» comme l'affirme un immense panneau au moment où nos deux trublions parviennent en Ombrie, comme une sorte de formulation humoristico-contemporaine du célèbre "la paix, c'est la guerre" du 1984 de George Orwell.
De même la presse est-elle systématiquement brocardée. Ô! pas de manière franche ni extraordinairement caricaturale, non ! Mais, de manière quasi obsédante et presque trait pour trait, les deux auteurs nous montrent-ils des journalistes incapable de se séparer, de prendre du recul les uns vis à vis des autres, de poser d'autres questions que celles inévitablement attendues, etc. On a même droit, pour rappel que c'est bien de nos médias actuels dont il s'agit, au fameux "les français ont le droit de savoir", (les français devenant ici "romains", bien entendu), régulièrement éructé sur une radio "tout info" privé par un certain Jean-Jacques Bourdin, cette formule étant ridiculisée par nos deux auteurs et de facto disqualifiée dans son apparence de recherche de la vérité car se portant ici sur une question parfaitement superfétatoire au vu de l'environnement même où elle est posée. Par un alter ego contrefait du célèbre journaliste...
Idem, cet espèce de fil rouge - cette réinvention gaulo-provocante de l'omniprésence d'un certain soda dans le monde du sport et de la publicité en général en la détournant avec cette véridique sauce romaine antique, proche de l'actuel nuoc-mâm vietnamien, le Garum. Celui-ci est renommé "garum lupus", latin de cuisine (sic!) que l'on pourra bien entendu traduire par "Gare au Loup", comme on disait "Cave Canem" (attention au chien), le loup étant bel et bien dans notre bergerie contemporaine, nous faisant prendre des vessies pour des lanternes, s'affichant - ici en mosaïque !- partout, s'attribuant des qualités invraisemblables, affirmant des choses totalement éhontées mais sans vergogne : il faut voir la trombine de notre Obélix, sur l'un de ces panneaux, tenant ostensiblement l'une de ces fioles de nectar, semblant s'en délecter (rappelons pour la petite histoire que cette sauce était réalisée à base de foies et de viscères de maquereaux. Et qu'il est probable que ce produit fut cause de l'extension d'une bactérie provoquant moult maux de ventre et diarrhées...), la communication affirmant sans hésiter : «Le garum lupus : Les barbares en sont fous», et le vrai Obélix d'exprimer sobrement son plus grand désarroi en découvrant l'annonce. Belle manière de nous montrer notre monde de pub, de com', de médias plus où moins tenus, de politiques véreux (on aurait aussi pu insister sur la corruption du sénateur de l'étape), autocratiques (César-Macron ?), ou ploutocratiques (le propriétaire du fameux garum lupus a rien moins que le visage de Silvio Berlusconi, rappelant peut-être que le mélange des affaires financières et industrielles avec la politique sont une des des déviances malheureuses de notre monde). Mais les dernières cases de cet Astérix nous le rappellent dans un grand éclat de rire salvateur et moqueur tout autant que dans une belle leçon de générosité universelle : à ce jeu-là des supposés grands face aux petits, à la plèbe, les derniers peuvent parfois devenir les premiers, et les "partageux", s'ils ne dominent pas le monde, se réservent à jamais le monopole du coeur...!

Alors, on veut bien que le rythme ne soit pas toujours aussi soutenu que l'histoire le nécessitait car cet album, à y regarder d'un peu près, est, sans en avoir vraiment l'air, une sacrée satire des comportements parfois iniques, souvent déraisonnables et malfaisants de nos élites. Dans un grand éclat de rire Gallo-né, comme l'aurait conclu l'impayable Goscinny !

PS : Et de mieux comprendre les réserves, de la réception en demi-teinte d'une grande partie de la presse généraliste quant à cet album, puisqu'elle en est l'une des principales cibles. Celle-ci se contenant généralement d'appuyer lourdement sur ce soucis de rythme quelque fois réellement mollasson de l'album, et d'éviter d'aller y voir un peu plus en profondeur. Ce qui ne signifie en l'occurrence pas que nous avons là l'album parfait, bien entendu, le couple Ferri/Conrad fonctionne assurément bien, mais parfois presque trop, parce qu'il finissent par ronronner un peu trop, et, n'osant pas se lâcher totalement, paraissent être dans la trop stricte imitation/vénération des "maîtres" et cela, c'est sincèrement dommage ET dommageable. Malgré tout, pourquoi le disqualifier ainsi d'un simple revers de la plume comme il est possible de le découvrir dans tel ou tel article de presse ? «Les romains ont le droit de savoir !»


Pour conclure, quelques mots sur le véritable garum des antiques :

Le Garum, selon le célèbre Marcus Gavius Apicius, devait remplacer le sel.
Le garum est une sorte de sauce, faite a partir d'intestins de maquereaux macérés dans du sel puis séchés au soleil.
Il devait ressembler au nioc-mam vietnamien.
Le Larousse gastronomique dit :

«Il est généralement admis que ce condiment n'est autre chose que la saumure que l'on obtenait en salant des poissons marins, des scombres ou maquereaux surtout, et en les pressant pour en extraire le jus. le plus réputé qui était obtenu avec le scombre, s'appelait le garum nigrum. On le mettait dans des petits pots comme l'on fait actuellement pour la moutarde, et chaque convive l'accommodait à sa façon, l'un avec du vinaigre (oenogarum), un autre avec de l'eau (hydrogarum), un autre avec de l'huile (oléogarum). le garum Pipératum était comme son nom l'indique, fortement poivré.»

Pline l'ancien nous explique encore ceci :

«Il existe encore une autre espèce de liquide recherché, appelée garum : on fait macérer dans du sel des intestins de poissons et d'autres parties qu'il aurait fallu jeter, si bien que le fameux garum est la sanie de matières en putréfaction. On le fabriquait autrefois avec le poisson appelé garos par les Grecs, lesquels signalaient que les fumigations faites avec sa tête brûlée faisaient sortir l'arrière-faix.
Le plus raffiné se fait aujourd'hui à partir du scombre dans les cuves de Carthago Sparteria (= Carthagène), on l'appelle le garum de la Compagnie ; mille sesterces permettent d'en obtenir environ deux conges (1) ; et il n'y a pour ainsi dire pas de liquide, excepté les parfums, qui ait pris tant de valeur. […] L'allex, rebut du garum, n'est qu'une lie grossière et mal filtrée. Cependant on s'est mis à en préparer aussi spécialement avec un poisson tout petit et sans valeur : nous l'appelons apua, les Grecs aphyé, parce que ce petit poisson est engendré par la pluie. Les gens de Fréjus le font avec un poisson qu'ils appellent loup. L'allex est devenu ensuite un objet de luxe, les espèces s'en sont multipliées à l'infini. […] Ainsi l'allex a étendu son domaine aux huîtres, aux oursins, aux orties de mer, aux foies de surmulet, et l'on s'est mis à faire putréfier le sel de mille façons pour les plaisirs de bouche. […]
Cependant cette substance n'est pas sans usage en médecine. On guérit, en effet, la gale des moutons avec de l'allex, que l'on fait couler par une incision de la peau, il est bon contre les morsures du chien et du dragon marin ; mais en ce cas on l'applique sur de la charpie. le garum, de son côté, guérit les brûlures récentes si on le verse sans prononcer le mot « garum ». Il est utile aussi contre les morsures de chien et surtout contre celles du crocodile et dans les ulcères […] et les douleurs de la bouche et des oreilles.»

Pline, Histoire naturelle, XXI, 93-96
(1) le conge = 3l. 28

Et il est aussi possible de lire ces explications dans l'une de ces compilations typiques de la renaissance :

«On met dans un récipient les viscères des poissons et l'on sale ; on ajoute du fretin ; […] tout cela est salé de la même façon, et on laisse réduire au soleil en remuant fréquemment. Une fois cela réduit par la chaleur du soleil, on y prélèvera le garum de la façon suivante : on plonge une grande corbeille serrée dans la jarre […] ; le garum coule dans la corbeille er l'on recueille ainsi le liquide appelé liquamen qui filtre à travers la corbeille ; le résidu constitue la halec.»
Geoponicorum seu de re rustica libri, XX, 46
Commenter  J’apprécie          270



Ont apprécié cette critique (27)voir plus




{* *}