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Critique de Bologne


« le casting sauvage, c'est quand les agences coincent. » On leur demande tout ce qu'on veut pour faire de la figuration dans un film : des nains, des colonies d'enfants, des tribus bantoues : elles trouvent. Si elles ne dénichent pas exactement ce que le réalisateur souhaite, elles se débrouillent en maquillant, en travestissant des silhouettes proches. Mais cette fois, on leur a demandé cent rescapés des camps de concentration. Et le réalisateur veut du naturel, il refuse tout trucage, même cosmétique : « Il lui fallait des gens de la rue raflés dans leur misère physique ». Alors, on fait appel à une stagiaire, chargée de parcourir Paris en quête de cent oiseaux rares, d'une maigreur de revenant, prêts à exposer celle-ci aux yeux de tous, et à se faire raser pour le tournage.
Damya n'a « aucun truc » non plus pour aborder les candidats potentiels, « simplement une attention un peu vive pour le visage de tous ces gens qui vont et viennent à découvert, sans but avoué, le regard rentré au secret de leur nuit ». Et c'est pour cela qu'elle réussit là où les agences ont échoué. Elle est sensible à la fêlure de chacun, qui explique leur étisie, une rupture intérieure qui fait écho à la déchéance physique. « Quelque chose est brisé à jamais en eux, ils avancent avec précaution, les yeux blanchis par l'innommable, comme s'ils rêvaient, comme s'ils croyaient rêver dans un délai de grâce… »
En fin de compte, les gens de la rue, rejetés de la société, ne sont-ils pas tous un peu des déportés ? Lorsque les ultimes promeneurs sont rentrés chez eux, lorsque le dernier métro a emporté les derniers sédentaires, des ombres muettes sortent des portails obscurs, se détachent des murs, rôdent autour de Damya, qui déambule au hasard. Clochards, suicidaires, réfugiés, fugueuses anorexiques, ils composent une horde fantasmagorique qui, dans ses rêves, prend une dimension épique. « Des revenants partout l'accompagnent, ils surgissent de nulle part dans la quiétude flambante du jour. Elle les reconnaît tous à leur regard effaré, leur silhouette de branches sèches et cette pâleur d'outre-tombe. »
Et puis, il y a des ombres plus poétiques qu'inquiétantes, des familiers de la nuit, comme elle, qui appartiennent presque au paysage. le peintre de la pleine lune, qui ne sort son chevalet que tous les vingt-huit jours, le jongleur aux apparitions fantasques, l'homme qui marche pour créer l'espace, dont il doute. « Depuis vingt ans, je marche pour voir surgir quelque chose de nouveau, d'inhabituel. » C'est alors sa perception de la ville qui change en Damya. La voilà « focalisée par l'envers des grands décors indifférents derrière lesquels la mort informe godaille ». Les ponts, les gares, lieux de passage rendus aux exclus du jour, les grands boulevards ou les cours au fond d'une impasse, c'est un Paris différent qui se reconstitue au fil des pages, introduisant le plus souvent les chapitres, une errance nocturne en contrepoint au thème du retour des déportés.
Si Damya a cette sensibilité particulière aux destins brisés, c'est que le sien lui-même s'est arrêté un soir de novembre 2015. Elle est elle-même brisée dans sa vie, dans son corps, dans son rêve, par les attentats de la rue de Charonne. « Elle avance désormais en exclue, débusquée d'un songe intrépide, par-delà la clôture du corps. » Il ne faut pas dévoiler le secret qui a brisé sa vie, le tragique concours de circonstances qui l'a menée au mauvais endroit, au mauvais moment. C'est lui qui assure la tension dramatique du récit. Ni l'étrange cérémonie nocturne qui, à la fin, exorcisera son échec. C'est la magie du roman qui rassemble soudain les éléments épars, comme le tournage du film rassemblera en une image les cent destins brisés des figurants.
Dans une langue aux images flamboyantes, d'une poésie grave et somptueuse, cette traversée de Paris est une lente descente aux sentines de la misère humaine, l'inexorable ressassement d'un passé douloureux, mais avec cet espoir tenace d'en « rejaillir vivant », dans une lumineuse remontée vers l'avenir.
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