Un vieil homme de Mutura m'a raconté la plupart de ces tabous et croyances. Comme je m'étonnais un jour, il me demanda :
"Vous voulez dire que les Européens ne croient pas que si leur coeur se met à palpiter c'est que quelqu'un est en train de dire du mal d'eux?
- En effet, répondis-je. Nous croyons en revanche que c'est le cas lorsque nos oreilles tintent. Et aussi qu'il ne doit jamais y avoir treize personnes à table, ou que le fait de casser un miroir entraîne sept ans de malheur."
Je m'appelle Rosamond Halsey Carr. J'habite le Ruanda, un petit Etat à l'est de l'Afrique centrale, qu'on surnomme le "Pays aux mille collines". Comme une métaphore de la vie que j'y ai menée, les hauts et les bas s'y succèdent à perte de vue. Le nom du Ruanda vient des monts Virunga, une chaîne volcanique qui divise le continent en séparant les bassins du grand Nil et du Congo.
Je finis par l'aimer et beaucoup l'admirer, même si notre amitié ne fut jamais sereine. Elle était excessive en tout. Elle détestait violemment mes tapis et mes couvertures en fourrure ainsi que tous mes objets en ivoire. Quand elle découvrit que j'avais été mariée au célèbre chasseur Kenneth Carr - l'homme qui avait tué quatorze gorilles de montagne en 1921 - elle déclara d'un ton tranchant qu'il ne pouvait être question d'amitié entre nous. Elle dut toutefois admettre que j'avais divorcé d'avec Kenneth, ce qui constituait probablement ma meilleure action et pouvait éventuellement nous permettre de rester amies - à condition que le nom de Kenneth ne soit plus prononcé en sa présence. Je fis très attention qu'il ne le fût plus jamais.
Deux guerres faisaient rage en même temps sur le territoire ruandais : l'une était le combat de deux armées (les forces ruandaises et le FPR) qui se battaient pour le contrôle du pays ; l'autre était le massacre systématique de l'ethnie tutsi par les Interahamwe. Les deux mille cinq cent hommes de la force de maintien de la paix de l'ONU stationnés au Ruanda à l'époque ne firent rien ou presque pour intervenir dans l'un ou l'autre des conflits. Au plus fort des carnages, les Nations unies se retirèrent, ne laissant sur place en tout et pour tout que deux cent soixante-dix "observateurs". Le Ruanda fut abandonné à ses bourreaux.
Les pygmées batwas furent les premiers habitants du Ruanda. A l'arrivée des agriculteurs hutus, il y a plusieurs centaines d'années, ils furent contraints de quitter les plaines pour s'installer dans la forêt. Plus tard, les Tutsis soumirent les Hutus et les repoussèrent aussi vers la forêt. Les Batwas durent alors se réfugier dans la montagne où ils sont encore aujourd'hui.
Roz, je dois vous parler d'une jeune femme qui étudie les gorilles de montagne au Congo. Elle va vous demander l'autorisation de poursuivre son travail sur votre plantation. Soyez prudente. Elle est bizarre.
La fermeture de la frontière entre le Ruanda et le Congo, qui se prolongea jusqu'en mars1970, eut pour moi des conséquences financières désastreuses.
D'élégantes femmes tutsis voyageaient dans des tipoys portés sur l'épaule par leurs domestiques hutus.
C'est dans cette région que j'allais m'établir, et il m'arriverait par la suite de m'en éloigner, mais ce ne serait jamais pour très longtemps.