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Critique de lanard


Dans ce texte jamais publié de son vivant et que le public français a pu découvrir au début des années 1980, Werner Heisenberg essaie de faire le point sur la notion de réalité comme objet d'étude de la science. Si l'activité scientifique consiste à produire un savoir sur la réalité, la question est ici de revenir sur cette notion dont la physique du vingtième siècle semble avoir perturbé l'évidence première de « donné », d'objet d'investigation intellectuelle, de chose à comprendre, de chose de la nature, d'indéfini à définir. La science comme quête de la nature des choses de la nature.
En même temps que les théories de la Relativité rénovèrent de fond en comble la scène du théâtre de opérations de la nature (en chamboulant l'espace et le temps), la physique quantique changeait en profondeur la façon d'écrire la comédie des particules en impliquant le spectateur dans la mise en scène. Werner Heisenberg est un des acteurs majeurs de cette histoire et il semble que c'est pour bien « entrer dans son rôle » comme le ferait un comédien méditant sur son personnage, qu'il écrivit ce carnet de 1942.
Le père de la loi d'incertitude qui porte son nom envisage ici la généralité, hors du strict domaine de la physique quantique, du « principe de complémentarité » défendu par Niels Bohr.

Pour ce faire, il conçoit d'abord l'existence de « régions de la réalité » ; il ne faut pas entendre ici le mot au sens géographique ou topographique. Ces régions sont constituées essentiellement par un réel agencé d'une certaine manière par l'esprit humain (manière de prendre la réalité par certains bouts) ; ainsi il est possible de percevoir et penser ce qui nous entoure d'une multitudes de manières. Parmi elles, certaines font sciences quand d'autres fondent des religions, des cultures etc. Parmi celles qui firent science il y eut cette physique classique qui défini des propriété de la réalité telles que l'espace, le temps, la masse etc. Cette physique ne s'intéresse aux objets en tant qu'ils sont repérables dans l'espace et le temps et possèdent une masse. Cette physique construit ces objets sur la base de ces concepts et elle a conduit à la découverte de nombreuses propriétés de l'univers et à une connaissance de la matière d'une puissance inégalée avant elle. Mais la chimie s'intéresse aussi à la matière ; mais elle ne s'intéresse pas aux mêmes « qualités » du monde phénoménal ; chaleur, acidité, basicité, couleur etc. ; le système de la chimie s'est longtemps passé de physique pour se construire. Ce n'est qu'avec la physique quantique que les propriétés particulières étudiées par la chimie ont pu être mise en cohérence avec cette nouvelle région de la réalité qui s'ouvrait avec les quanta. Ainsi, la mécanique classique, la chimie et la physique classique constituent autant de régions de la réalité organisées avec leur « agencements » propres du monde phénoménal.
C'est avec ce concept de régions (qu'il a construit avec l'aide de Goethe) que Werner Heisenberg veut mettre en ordre la réalité telle que la science l'a présente. Ces agencements propres à chacune de ces régions (l'espace, le temps, la masse, etc.) amènent les scientifiques à mettre en évidence des « régularité nomologiques » c'est-à-dire ce qu'on appellerait classiquement des « lois de la nature ».
Les régions ainsi définies sont étanches entre elles et la question de leur compatibilité ne se pose pas. C'est d'ailleurs ce principe là qui a rendu difficile en physique des quanta le passage de la pilule amère « dualité onde/corpuscule ». En fait, tout le travail d'Heisenberg consiste ici à donner une généralité à ce principe de complémentarité. Rappelons que ce principe est censé résoudre ce qui reste un paradoxe inadmissible pour ceux qui n'accepte pas l'interprétation de Bohr (dite de Copenhague) ; Heisenberg semble plaider la cause de l'interprétation de Copenhague.
Mais si ces différentes « régularités nomologiques » existent indépendamment les unes des autres il n'en existe pas moins des relations entre elles. Ces relations Heisenberg tente de les cerner dans une longue seconde partie dans laquelle il parcoure une hiérarchie d'objets de science en partant de la physique classique jusqu'à la conscience en passant par le chimie et la biochimie. Son approche de ces relations constituent autant de programmes scientifiques dont certains, encore balbutiants au temps où il écrivait, ont largement tenu leurs promesses depuis (je pense à la biologie moléculaire).
Le plan de la seconde partie de l'ouvrage conduit ce travail de réinterprétation des différentes régions de la réalité en partant des régions de la physique, de la chimie, de la biologie, de l'esprit humain, de la fonction symbolique et enfin de la faculté créatrice de l'esprit humain.

La ressemblance de la pensée de Heisenberg avec la théorie des paradigmes de Thomas Samuel Kuhn est frappante. Lorsque Heisenberg parle de réagencement de la réalité on ne peut s'empêcher d'y voir le concept de « changement de paradigme ». Sauf que les idées de régions de la réalité et d'agencement semblent avoir une portée bien plus générale pour Heisenberg que le concept de paradigme confiné dans l'espace social de la recherche scientifique. Nulle part dans ce texte si Heisenberg ne fait mention de la psychologie de la forme (Gestaltpsychologie) qui inspirera Kuhn pour construire son concept de paradigme. En cherchant des infos dans Wikipédia je m'aperçois que Heisenberg utilise (p. 137) un exemple musical qui ressemble beaucoup à celui donné par Ehrenfels (initiateur de l'approche Gestalt) pour nous éclaire sur ce qu'il entend par « forme » (Gestalt): en musique, nous gardons en mémoire une mélodie (c'est à dire une structure globale) et non une succession de notes.

Heisenberg écrit ce texte alors que probablement il a déjà été chargé par le pouvoir nazi de lui construire une bombe atomique. C'est dans ces conséquences éthiques que ce texte prend toute sa dimension qui ne peut se réduire à une sorte de vaine métaphysique. L'effort philosophique du physicien Heisenberg n'est en rien une spéculation abstraite déconnectée des enjeux politiques concrets dans lesquels il est lui même empêtré ; il n'est pas simplement une généralisation du principe de complémentarité qui aboutirait à une soupe de la même acabit que la soupe relativiste dans laquelle on a bien voulu tremper la théorie de la Relativité. Le principe de complémentarité élargi n'est en rien une sorte de super relativisme qui tolérerait tous les points de vue. Il donne un sens profond à l'histoire et oblige l'individu à un grande modestie face aux puissances collectives. Les citations que j'en donne devraient suffire à le comprendre.
Ce texte pourrait aussi passer pour une sorte de justification du choix de Heisenberg de travailler pour un régime que de toute évidence il abhorre.
Je suis tenté de conclure par une pirouette dont je ne sais pas si son mauvais goût fait honneur au sujet ; ce texte laisse le lecteur dans une incertitude abyssale qui devrait lui interdire, par principe, de juger un homme.
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