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Catherine Chevalley (Traducteur)
EAN : 9782844851161
174 pages
Allia (29/01/2003)
3.92/5   6 notes
Résumé :

Cette région la plus intérieure dans laquelle la science et l'art ne peuvent plus guère être distingués l'un de l'autre est peut-être pour l'humanité d'aujourd'hui le seul lieu où elle soit en face d'une vérité entièrement pure, qui ne soit plus dissimulée par les idéologies ou les désirs humains. WERNER HEISENBERG

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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
Dans ce texte jamais publié de son vivant et que le public français a pu découvrir au début des années 1980, Werner Heisenberg essaie de faire le point sur la notion de réalité comme objet d'étude de la science. Si l'activité scientifique consiste à produire un savoir sur la réalité, la question est ici de revenir sur cette notion dont la physique du vingtième siècle semble avoir perturbé l'évidence première de « donné », d'objet d'investigation intellectuelle, de chose à comprendre, de chose de la nature, d'indéfini à définir. La science comme quête de la nature des choses de la nature.
En même temps que les théories de la Relativité rénovèrent de fond en comble la scène du théâtre de opérations de la nature (en chamboulant l'espace et le temps), la physique quantique changeait en profondeur la façon d'écrire la comédie des particules en impliquant le spectateur dans la mise en scène. Werner Heisenberg est un des acteurs majeurs de cette histoire et il semble que c'est pour bien « entrer dans son rôle » comme le ferait un comédien méditant sur son personnage, qu'il écrivit ce carnet de 1942.
Le père de la loi d'incertitude qui porte son nom envisage ici la généralité, hors du strict domaine de la physique quantique, du « principe de complémentarité » défendu par Niels Bohr.

Pour ce faire, il conçoit d'abord l'existence de « régions de la réalité » ; il ne faut pas entendre ici le mot au sens géographique ou topographique. Ces régions sont constituées essentiellement par un réel agencé d'une certaine manière par l'esprit humain (manière de prendre la réalité par certains bouts) ; ainsi il est possible de percevoir et penser ce qui nous entoure d'une multitudes de manières. Parmi elles, certaines font sciences quand d'autres fondent des religions, des cultures etc. Parmi celles qui firent science il y eut cette physique classique qui défini des propriété de la réalité telles que l'espace, le temps, la masse etc. Cette physique ne s'intéresse aux objets en tant qu'ils sont repérables dans l'espace et le temps et possèdent une masse. Cette physique construit ces objets sur la base de ces concepts et elle a conduit à la découverte de nombreuses propriétés de l'univers et à une connaissance de la matière d'une puissance inégalée avant elle. Mais la chimie s'intéresse aussi à la matière ; mais elle ne s'intéresse pas aux mêmes « qualités » du monde phénoménal ; chaleur, acidité, basicité, couleur etc. ; le système de la chimie s'est longtemps passé de physique pour se construire. Ce n'est qu'avec la physique quantique que les propriétés particulières étudiées par la chimie ont pu être mise en cohérence avec cette nouvelle région de la réalité qui s'ouvrait avec les quanta. Ainsi, la mécanique classique, la chimie et la physique classique constituent autant de régions de la réalité organisées avec leur « agencements » propres du monde phénoménal.
C'est avec ce concept de régions (qu'il a construit avec l'aide de Goethe) que Werner Heisenberg veut mettre en ordre la réalité telle que la science l'a présente. Ces agencements propres à chacune de ces régions (l'espace, le temps, la masse, etc.) amènent les scientifiques à mettre en évidence des « régularité nomologiques » c'est-à-dire ce qu'on appellerait classiquement des « lois de la nature ».
Les régions ainsi définies sont étanches entre elles et la question de leur compatibilité ne se pose pas. C'est d'ailleurs ce principe là qui a rendu difficile en physique des quanta le passage de la pilule amère « dualité onde/corpuscule ». En fait, tout le travail d'Heisenberg consiste ici à donner une généralité à ce principe de complémentarité. Rappelons que ce principe est censé résoudre ce qui reste un paradoxe inadmissible pour ceux qui n'accepte pas l'interprétation de Bohr (dite de Copenhague) ; Heisenberg semble plaider la cause de l'interprétation de Copenhague.
Mais si ces différentes « régularités nomologiques » existent indépendamment les unes des autres il n'en existe pas moins des relations entre elles. Ces relations Heisenberg tente de les cerner dans une longue seconde partie dans laquelle il parcoure une hiérarchie d'objets de science en partant de la physique classique jusqu'à la conscience en passant par le chimie et la biochimie. Son approche de ces relations constituent autant de programmes scientifiques dont certains, encore balbutiants au temps où il écrivait, ont largement tenu leurs promesses depuis (je pense à la biologie moléculaire).
Le plan de la seconde partie de l'ouvrage conduit ce travail de réinterprétation des différentes régions de la réalité en partant des régions de la physique, de la chimie, de la biologie, de l'esprit humain, de la fonction symbolique et enfin de la faculté créatrice de l'esprit humain.

La ressemblance de la pensée de Heisenberg avec la théorie des paradigmes de Thomas Samuel Kuhn est frappante. Lorsque Heisenberg parle de réagencement de la réalité on ne peut s'empêcher d'y voir le concept de « changement de paradigme ». Sauf que les idées de régions de la réalité et d'agencement semblent avoir une portée bien plus générale pour Heisenberg que le concept de paradigme confiné dans l'espace social de la recherche scientifique. Nulle part dans ce texte si Heisenberg ne fait mention de la psychologie de la forme (Gestaltpsychologie) qui inspirera Kuhn pour construire son concept de paradigme. En cherchant des infos dans Wikipédia je m'aperçois que Heisenberg utilise (p. 137) un exemple musical qui ressemble beaucoup à celui donné par Ehrenfels (initiateur de l'approche Gestalt) pour nous éclaire sur ce qu'il entend par « forme » (Gestalt): en musique, nous gardons en mémoire une mélodie (c'est à dire une structure globale) et non une succession de notes.

Heisenberg écrit ce texte alors que probablement il a déjà été chargé par le pouvoir nazi de lui construire une bombe atomique. C'est dans ces conséquences éthiques que ce texte prend toute sa dimension qui ne peut se réduire à une sorte de vaine métaphysique. L'effort philosophique du physicien Heisenberg n'est en rien une spéculation abstraite déconnectée des enjeux politiques concrets dans lesquels il est lui même empêtré ; il n'est pas simplement une généralisation du principe de complémentarité qui aboutirait à une soupe de la même acabit que la soupe relativiste dans laquelle on a bien voulu tremper la théorie de la Relativité. Le principe de complémentarité élargi n'est en rien une sorte de super relativisme qui tolérerait tous les points de vue. Il donne un sens profond à l'histoire et oblige l'individu à un grande modestie face aux puissances collectives. Les citations que j'en donne devraient suffire à le comprendre.
Ce texte pourrait aussi passer pour une sorte de justification du choix de Heisenberg de travailler pour un régime que de toute évidence il abhorre.
Je suis tenté de conclure par une pirouette dont je ne sais pas si son mauvais goût fait honneur au sujet ; ce texte laisse le lecteur dans une incertitude abyssale qui devrait lui interdire, par principe, de juger un homme.
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Un livre assez philosophique de la part de l'un des père de la physique quantique Werner Heisenberg qui s'attaque aux problèmes de la réalité dans ce sympathique ouvrage.
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Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
L'état, par exemple, dans lequel le monde nous devient étranger et séparé de nous comme par un rideau de brume peut être transformé en un autre état par la sympathie d'un ami qui nous demande si nous allons bien; on compterait bien d'autres exemples encore d'une situation de connaissance identique.
Aussi peut-on désigner comme l'un des premiers caractères spécifiques du niveau de réalité dont il s'agit dans les sections qui suivent la juxtaposition (Nebeneinander) des deux faits suivants; celui que la réalité dépend pour un part considérable de l'état de notre âme et que nous pouvons dans cette mesure transformer le monde monde à partir de nous-mêmes; et celui que l'effet de cette capacité de transformation se dérobe pourtant en partie à l'objectivation justement parce que les hommes sont différents et se comportent différemment à l'égard du monde et parce que cet état créateur de l'âme appartient à l'océan de ses processus inconscients, dont aucun ne peut être amené à la surface de la conscience sans modification.
Ce second point est en connexion étroite avec encore une autre circonstance importante: la force de l'âme, qui lui permet de transformer le monde, ne peut pas être dirigée par la volonté humaine. Nul ne peut obtenir par exemple, même en tendant à l'extrême toutes les forces de sa volonté, qu'apparaisse entre soi et un autre homme la relation que nous appelons l'amour. Au contraire, un sentiment instinctif nous dit que la volonté est un instrument totalement inadapté au maniement de la partie de notre âme dans laquelle s'accomplissent les modifications décisives de la réalité. Lorsqu'on dit que nous pouvons transformer le monde par les forces de l'âme, il faut donc ajouter que nous ne pouvons pourtant pas opérer cette transformation selon notre volonté.
Par ailleurs, la capacité des hommes à comprendre est illimitée et il existe aussi à cet effet des chemins pour influencer les facultés créatrices de l'âme à partir de la conscience. Les doctrines religieuses, par exemple, où la contemplation occupe une place centrale, contiennent des prescriptions circonstanciées quant à la manière dont les hommes doivent se comporter pour conserver et renforcer les forces de l'âme. Au fond, toute éthique est sans doute aussi en partie un recueil de telles prescriptions, faites pour conserver l'âme en bonne santé. Il est clair que seul un observateur superficiel peut voir dans la loi éthique un dénigrement de la vie de l'individu au profit de celle de la communauté et une limitation de la liberté. Pour qui voit clair, elle est un recueil d'expériences séculaires au sujet de la manière dont il faut se comporter afin d'"être heureux" - au sens où les Anciens l'entendaient ou, selon le langage des chrétiens, de "trouver grâce aux yeux de Dieu", ou encore, selon le chemin de pensée de cette section, de "protéger les facultés créatrices de l'âme". On comprendra que sur le plan des principes ces trois formulations différentes veulent dire la même chose.
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On pourrait objecter ici qu'à notre époque, justement, une grande partie de l'humanité s'est expressément détachée de toute attache religieuse. Mais en réalité, même les attaches se sont dénouées avec les religions dans lesquelles il est expressément question de Dieu, il s'est pourtant créé un espace pour des attaches religieuses d'une autre nature, dans lesquelles, par exemple, le mythe est envisagé en faisant abstraction autant que possible des facultés créatrices de l'âme. Pour une partie de l'humanité, il est manifeste que l'éloignement à l'égard des religions connues jusqu'à présent n'est qu'une préparation à contracter de nouvelles attaches, et l'apparition de religion-de-ce-monde (Diesseits-Religionen) aussi stupéfiantes que le national-socialisme et le bolchevisme indique qu'ici s'ouvre peut-être la voie de nouveaux changements décisifs dans la structure de la conscience humaine. Pour une autre partie de l'humanité - notamment dans le monde anglo-saxon -, c'est une attache d'une autre nature qui s'est depuis longtemps substituée à la religion antérieure. Cette autre attache est associée aux expériences (Erlebnis) des premiers grands esprits des Temps modernes qui ont découvert qu'il y avait encore à côté de la forme chrétienne de la réalité issue de la révélation une autre réalité (Realität) objective, qui a trouvé ensuite sa voie royale avec l'apparition de la science de la nature des Temps modernes. Pour une grande partie de l'humanité d'aujourd'hui, la réalité est purement et simplement identifiée à ce niveau de la réalité objectivable, qui forme le fondement de tout critère de valeur. l'adoption de conception de la valeur est tout aussi inconsciente que dans n'importe quelle religion; elle n'est fondée que pour une partie des croyants sur la répétition des expériences (Erlebnis) des esprits qui l'ont établie, tandis que la grande masse d'entre eux ne perçoit sans doute ces mêmes expériences que comme quelque chose de vague et d'obscur. Les répercussions de l'esprit humain dans le monde objectif matériel peuvent toutefois exercer une emprise sur beaucoup d'hommes; la vue d'un navire gigantesque par exemple, ou celle des gratte-ciel de Manhattan, peut instiller en nous un étonnement où nous trouvons distinctement la trace des puissances démoniques aux l'homme s'est ici attaché; et peut-être la force de conviction de la Weltanschauung anglo-saxone repose-t-elle sur des expériences (Erlebnis) de ce genre.
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Si nous pensons à l'époque qui va suivre, le plus grand danger qui nous menace vient sans doute de la confusion des puissances du bien et des puissances du mal. A une époque où l'attache avec les anciennes religions a disparu, le danger que les démons s'emparent de l'autorité des dieux est d'autant plus grand; et les démons s'allient toujours à ce fantôme radieux qui a plongé les hommes dans l'erreur à toutes les époques, le fantôme de la puissance politique.
Pour voir ici les choses plus nettement, nous devons nous rappeler avant tout que la puissance politique s'est fondée encore et toujours sur le crime. Le fait que la puissance politique finisse par avoir des effets bénéfiques lorsqu'elle prend la forme d'un agencement dans une grande communauté humaine ne rend pas la situation meilleure pour autant. Les hommes cherchent toujours, dans le déploiement de la puissance, à s'annexer par la violence brutale ceux qui ne se soumettent pas spontanément à l'agencement de la communauté. Aussi bien le banal slogan: "Et si tu ne veux être mon frère, je te brise le crâne" a-t-il encore cours aujourd'hui dans chacune des grandes sphères de la puissance politique.
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Il est clair que ce qui nous émerveille encore et toujours dans la science est le phénomène (phänomen) qu'une structure s'associe comme spontanément des structures nouvelles et que ce lacis de structures finit par couvrir un vaste domaine avec lequel la structure initiale n'avait absolument aucune relation. Cette force formatrice de formes (formbildend) que possède une structure une fois explicitée caractérise la véritable essence d'une connaissance scientifique, et l'étroite parenté qui existe entre la science et l'art se manifeste de nouveau à cet endroit très distinctement.
On trouve également ici une réponse à une question qui a été souvent soulevée: celle de savoir pourquoi il n'est pas possible de produire de grandes réalisations artistiques dans le style d'une époque antérieure, ni de parvenir encore aujourd'hui à des connaissances scientifiques significatives dans le domaine, par exemple, de la physique classique ou de la théorie hégélienne de l'histoire. Les domaines qui pourraient être ordonnés au moyen de telles pensées ont déjà reçu leur agencement dans une époque antérieure de la science et la force formatrice de formes de ces pensée antérieures a depuis longtemps saisi tout le matériau qui était capable de produire un tel agencement. Une grande réalisation scientifique n'est de nouveau possible que si, les temps ayant changé, un matériau nouveau est offert à la pensée humaine; il faut que le four de fusion des processus historiques libère un matériau nouveau épuré, qui attend dès lors la cristallisation qui établira pour toujours sa forme future. Le fait que des idées scientifiques décisives soient souvent explicitées par des hommes différents presque en même temps et indépendamment n'est pas moins naturel que le fait qu'il se forme souvent en différents endroits et indépendamment, au cours de la fusion de solidification, des cristallisations qui font alors apparaître le cristal presque en même temps de différents côtés.
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Platon dit que l’amour est le désir de l’homme pour l’immortalité et que cette terreur sacrée devant la beauté est en même temps une terreur devant l’infini qui envahit soudain notre conscience.
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