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Critique de JeanRoland


Le roman – mais s'agit-il d'un roman ou d'une oeuvre à la croisée de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse ? – se présente, formellement, comme la publication d'un manuscrit, d'une sorte de journal intime, remis par son rédacteur, Harry Haller, à celui qui se présente comme « l'éditeur ». Ce dernier, jamais nommé, est le neveu de la logeuse chez qui Harry Haller a passé plusieurs mois. Ceci est précisé dans la « Préface ». Ce neveu, qui est bien sûr, tout comme Harry Haller, un double de l'auteur, met en perspective les circonstances dans lesquelles Harry Haller a vécu chez sa tante, comment il se comportait, les quelques échanges qu'ils ont eus lors de rencontres fortuites, notamment à l'opéra. Il en donne donc un premier portrait, vu de l'extérieur. Ce qui offre une sorte d'introduction à l'histoire.
Ensuite, nous passons au journal intime proprement dit, dans lequel Harry Haller donne un portrait de lui-même, vu de l'intérieur, cette fois. Il rend compte de ses activités quotidiennes, de ses rencontres, de ses aventures nocturnes et, surtout, de ses tourments. Car il est viscéralement mal dans sa peau, tiraillé entre deux tendances irréconciliables, tendances entre lesquelles il oscille sans jamais réussir à choisir définitivement et donc, sans jamais parvenir à être durablement heureux.
Plus précisément, Harry Haller, la cinquantaine environ, érudit, intelligent, sensible, solitaire, souffre, de plus en plus en vieillissant, de ne jamais être à l'aise, de n'être nulle part à sa place. Il voudrait, pourtant, être comme ses contemporains, se sentir partout dans son élément, notamment vivre pleinement une vie de bourgeois, alors qu'il ne les supporte plus. Il abhorre leur suffisance, leur prétention à être supérieurs, il déteste en particulier ce qu'il estime être chez eux un optimisme fallacieux, une certitude non fondée. le bourgeois est, selon Harry, celui qui affiche avec délectation ses penchants pour le médiocre, le normal, le passable.
Il lui arrive, certes de moins en moins souvent, d'éprouver une soudaine attraction envers le mode de vie qu'il a autrefois mené, et dans ces moments-là, il essaie de se prouver qu'il peut retrouver une certaine sociabilité, partager leur existence. Il se mêle à eux, accepte une invitation à dîner – par exemple, chez un professeur d'université avec lequel il avait eu des échanges intellectuels –, il apprécie l'ambiance propre et raffinée de l'immeuble où il loge. Mais cela ne dure pas, il éprouve rapidement une irrésistible répulsion envers l'univers clos de cette bourgeoisie haïe. Leur mode de vie lui apparaît comme un insupportable conformisme, résultat d'un compromis abject, d'une abdication inexcusable vis-à-vis de ses exigences d'absolu, de perfection. Son intransigeance lui fait considérer les bourgeois comme un peuple décadent, se vautrant dans le médiocre, le normal, le passable, et s'en revendiquant. Comme on peut s'y attendre, lui qui était si brillant en société, a fini par décourager tous ses anciens amis, et a conduit sa femme à le quitter.
Il se retrouve seul avec lui-même et ses contradictions, comme une bête féroce, tournant en rond dans un espace clos, se heurtant aux murs qu'il a lui-même dressés.
Ainsi, quand il lui arrive de faire un pas timide vers le monde exécré, pour échapper à sa dépression, il ressent rapidement du dégout, se demande ce qu'il fait là, et le trouble causé par cette dissonance entre attraction et répulsion l'amène à commettre une bévue, qui naturellement provoque chez les autres des réactions légitimes de gène, de rejet, ce qui alors renforce son impression d'étouffement, d'écoeurement, de répulsion. Il réagit en se montrant encore plus désagréable, s'enferre, l'atmosphère devient délétère, il s'enfuit, marche au hasard dans les rues sombres, souvent pluvieuses, mal éclairées et, après quelques hésitations, entre dans le premier bar, avant d'en ressortir encore plus déprimé.
Cette personnalité déchirée amène Harry Haller à errer de dégoût (de lui-même et des autres) en déceptions, d'incompréhensions en élans éphémères, de solitude insupportable en isolement désiré, mais chaque fois un peu plus malheureux. D'autant plus que l'alcool, consommé chez lui ou dans les tavernes, ne lui est finalement d'aucune aide.
Un soir d'errance et de mal-être, Harry voit surgir un homme muni d'une pancarte où l'on peut clairement lire « Soirée anarchiste ! Théâtre magique ! Tout le monde n'est pas autorisé à entrer ». L'homme possède aussi de petites brochures intitulées « Traité sur le loup des steppes. Tout le monde n'est pas autorisé à lire ». Puis l'homme disparaît en laissant simplement une brochure à Harry. Évidemment, ce dernier va retrouver dans cette brochure son portrait complet, mais avec des allusions et des dérisions qui vont l'amener à s'interroger sur lui-même, à se sonder intimement et à se remettre en question.
Il songe de plus en plus sérieusement au suicide, envisagé comme unique issue, délivrance. Mais de cela, il n'est pas capable non plus. C'est ainsi qu'à la suite d'une soirée bourgeoise affligeante, ne pouvant plus supporter cette inexistence, il se retrouve devant un nouvel estaminet où l'on danse, où l'on s'amuse, où règne une ambiance endiablée : ce qui à la fois l'attire et lui fait horreur. Il y rencontre Hermine. La jeune femme, qui, on ne sait trop pourquoi, s'intéresse à lui, identifie rapidement la personnalité d'écorché vif d'Harry et, avec la fermeté d'un gourou ou d'un « coach » professionnel, lui donne des objectifs à atteindre, lui fixe des exercices à accomplir. Elle l'amène ainsi à accepter de lui obéir, elle lui demande de se laisser guider, voire gouverner, par elle. Telle une psychanalyste chevronnée, Hermine l'aide, par petites étapes, à se remettre en cause, à se faire plus « sociable », en obéissant à ses directives, en surmontant ses doutes, en dépassant ses premiers faux-pas. Il accepte d'apprendre à danser, il achète un phonographe, des disques, persévère de leçon en leçon.
Tout compte fait, il ne se suicide pas, quitte l'appartement qu'il louait, laisse le manuscrit au neveu et disparaît, sans que l'on sache quels effets aura eu sur lui la thérapie d'Hermine.
On pourra noter au passage que, si le lecteur est supposé découvrir cette errance dans le journal intime d'Harry Haller, cela signifie que ce dernier est capable, a posteriori, de se souvenir, avec une précision d'orfèvre ou d'entomologiste, de ce qu'il a vécu, pensé, commis, chaque jour, alors qu'en principe, une partie de ces actes ou sensations devraient lui avoir échappés. C'est un peu comme s'il pouvait avoir enregistré les faits, simultanément, de l'intérieur et de l'extérieur, et qu'il les consultait tranquillement pour pouvoir les noter dans son journal.
Enfin, et plus fondamentalement, si l'on peut voir dans cette personnalité duale l'autoportrait de Herman Hesse, on peut aussi y voir la métaphore de l'Allemagne – et sans doute de beaucoup d'autres pays. En effet, d'un côté, l'Allemagne est une civilisation qui porte une grande culture, tant littéraire, philosophique que musicale, capable de faire avancer les différents domaines de connaissances scientifiques, ainsi que, à certaines époques, certains champs artistiques, en formulant des hypothèses originales, en proposant des interprétations très personnelles. D'un autre côté, la face « loup des steppes », avec son rejet violent de la bourgeoisie et des religions – condensés d'hypocrisies –, avec son agressivité destructrice, sans concession, son goût du secret et de la dissimulation, ne préfigure-t-elle pas les « pulsions » qui vont conduire au colonialisme en Afrique, aux guerres en Europe, au génocide des Juifs qui, sous l'angle des antisémites, incarnent cette bourgeoisie honnie et enviée ? Et si Hermine semble pouvoir apporter la réconciliation des deux extrêmes, devrait-on y voir le symbole de l'intervention d'une puissance étrangère, à la fois bienveillante et sévère, seule option envisageable pour mettre un terme aux guerres intestines qui déchirent l'Allemagne? Ce sont les Alliés qui ont empêché qu'après la seconde guerre mondiale, le pays ne renoue avec ses vieux démons, et lui ont imposé une constitution démocratique, tout en l'aidant à redémarrer économiquement, en finançant sa reconstruction. C'est aussi grâce au soutien de plusieurs pays européens – et peut-être des États-Unis –, qu'après la chute du mur de Berlin, la réunification ait pu avoir lieu. Ajoutons que dans les années 2020, l'insolente et irrésistible montée de l'extrême-droite un peu partout dans le monde, semble montrer que le démon est toujours là, qu'il n'a pas été terrassé et que de futures crises de grande ampleur sont à craindre.

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