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Critique de DragonLyre


Scène d'une banalité affligeante en plein Paris : un homme siffle une jeune femme qui passe non loin de là. Loin de se contenter de son sourire poli, il renchérit, refuse qu'on lui dise non, la pousse à bout jusqu'au fatal « Lâche-moi, connard ! ». Si la foule alentour s'est figée au moment du sifflement, si fort qu'il a immédiatement inquiété les passants, elle ne fait rien quand l'homme court jusqu'à Adèle et la projette au sol d'une gifle monumentale. Adèle, la vingtaine dans sa robe jaune estivale, qui courait quant à elle entre ses deux jobs vers un rendez-vous qui pourrait tout changer : un entretien avec une éditrice.

Parmi ces anonymes, nous partons à la rencontre de Virginie, ronde, la cinquantaine, enseignante au collège du coin, qui filme la scène depuis son balcon. de Myriam, une de ses élèves, témoin à la fois de l'agression et des attentats du 13 novembre 2015 quelques années plus tôt. Et de Joaquim, un jeune étudiant qui découvre la face cachée de son père en entrant dans l'âge adulte. Présents sur les lieux, ils n'ont pas pu intervenir eux non plus. Et cet incident va marquer un tournant dans leur existence.

Ce roman est d'une force incroyable. Il dresse sans concession le constat alarmant autour du harcèlement de rue, des violences domestiques et des féminicides. La honte doit changer de camp ! Alors qu'Adèle s'évertue à plier l'échine, à ne pas faire de vagues, c'est un tsunami qui va s'abattre sur elle quand Virginie décide de publier la vidéo de la scène sur Twitter. Car malgré son visage flouté, on commence à la reconnaître. Et malgré son pseudonyme d'Anne Talbot, Virginie est menacée à chacune de ses interventions d'être percée à jour par ses détracteurs en ligne, qui estiment qu'après tout, la fille en jaune l'a bien cherché.

Les points de vue sont nombreux autour d'une même scène et reflètent parfaitement les grands mouvements de pensées que l'on entend si souvent. Les féminazies qui en font trop, les hommes qui se plaignent de ne plus pouvoir draguer sans être qualifiés d'agresseurs, les amis bien intentionnés mais paternalistes à souhait, qui conseillent aux femmes d'agir pour changer les choses sans jamais eux-mêmes s'impliquer, ces femmes aussi qui pensent parfois qu'il n'y a pas de quoi en faire tout un drame, ou qui se taisent pour ne pas passer pour des victimes, alimentant ainsi la spirale infernale. Florence Hinckel nous parle aussi de cette injonction à témoigner, quand bien même si peu de gens écoutent ou prennent au sérieux, de cette obligation morale à protéger les autres sans être protégée soi-même face au déferlement d'insultes, de menaces de mort et de viol sur les réseaux sociaux.

D'une plume moderne et percutante, l'autrice enchaîne les figures de style habiles, les jeux de mots puissants pour mieux étayer son propos. Elle traite le sujet du sexisme et de ses mécanismes toxiques à travers le prisme de ses quatre protagonistes. Adèle, tétanisée, sous le choc, petite souris qui rêverait de se réinventer lionne, qui redoute désormais de sortir de chez elle, de voir son rêve s'envoler à cause d'un grossier personnage. Virginie, qui traite l'incident avec beaucoup de philosophie avec un de ses collègues et amis, avant de se jeter dans l'arène pour mieux se retrouver prise au dépourvu quand son post devient viral. Myriam, qui du haut de ses douze ans, en a déjà beaucoup trop vu. L'agression de la fille en jaune va réveiller le traumatisme enfoui de la mort de sa mère, et faire flamber sa révolte devant cette société qui ne la laisse pas s'habiller comme elle veut, penser comme elle est. Joaquim, qui trouvait sa mère aigrie, à se plaindre du ménage et du reste, qui se montrait trop pressant envers une autre étudiante, Élisa. Un personnage que j'ai trouvé antipathique dans un premier temps, mais qui est aussi intéressant que les autres au final. Au fil des pages, il évolue, se remet en question, déconstruit les valeurs inculquées par son père en prenant conscience de la violence que ce dernier contient à grande peine dans l'IRL et déchaîne sur Internet. Il va ouvrir les yeux sur tout ce que l'on fait subir aux femmes encore de nos jours et avoir la force de briser le cycle infernal que l'on cherchait à lui faire reproduire. le mythe de la femme au foyer, juste bonne à combler les désirs de son mari. En silence, de préférence.

Ce roman nous propose un réel travail de réflexion autour de la condition des femmes dans la société contemporaine. Florence Hinckel nous parle de mansplaining, du mouvement Me Too, des failles du système judiciaire, de l'indifférence générale face à cette problématique vieille comme le monde. Elle met le doigt là où ça fait mal, quitte à froisser certains egos, et le fait avec une grande intelligence. C'est un cri du coeur, pour qu'enfin nos mères, nos filles et nos soeurs puissent agir librement sans jamais être punies pour cela. Un ouvrage à mettre entre toutes les mains, entre celles des filles et des femmes pour leur démontrer que ce qu'elles ont pu vivre n'est pas normal, qu'elles ne sont pas seules en dépit des apparences, mais aussi entre celles des garçons et des hommes de tout âge pour leur dévoiler l'envers du décor et aider à faire voler en éclat les bases patriarcales de notre société, pour atteindre enfin peut-être une authentique égalité.

Dans le fond comme dans la forme, je me suis retrouvée entre ces pages, avec mes doutes, mes peurs et ma culpabilité face à certains événements de mon propre passé. Une lecture douloureuse, mais nécessaire. Et un vent d'espoir, aussi.


Lien : https://dragonlyre.wordpress..
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