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Critique de si-bemol


Cinquante ans ? Poubelle !

Tout va bien dans le meilleur des mondes, dans ce monde ordinaire qui ressemble tellement au nôtre. Sauf que, non, tout ne va pas bien ; sauf que, dans ce monde pas si ordinaire que ça, tout compte fait, il y a un élément qui n'existe pas (pas encore ?) dans le nôtre : l'unité. C'est là qu'un matin est - très courtoisement - conduite Dorrit, cinquante ans, célibataire.

Elle avait jusque là mené une vie tout à fait normale, vivant seule à la campagne dans sa petite maison avec son chien, son travail et un amant épisodique qui l'aime “presque”... mais pas tout à fait assez pour faire d'elle sa concubine officielle et lui épargner le sort qui l'attend, le jour de son cinquantième anniversaire.

Car dans ce monde, être - pour une femme - célibataire et sans enfant à cinquante ans (ou soixante pour un homme) n'est pas anodin : cela signifie, très concrètement, que votre vie n'a aucune valeur, qu'elle ne manquera à personne, que vous ne faites pas tout à fait partie de la communauté des humains, que vous êtes “superflu”. Mais puisque vous êtes encore en vie, autant que vous serviez à quelque chose… Et l'unité, où l'on conduit Dorrit par cette belle matinée d'hiver, va la prendre en charge, l'installer dans un petit appartement bien cosy, truffé de caméras et de micros, entièrement coupé du monde extérieur, et subvenir désormais à tous ses besoins, gratuitement.

Gratuitement, vraiment ? Dans notre monde, rien n'est gratuit, et dans celui de l'unité - dont le nom complet est “unité de la banque de réserve de matériel biologique” - encore moins ! Car la prise en charge des besoins, la satisfaction des désirs, le confort illimité se payent cash et au prix fort : en organes prélevés les uns après les autres - jusqu'au don ultime d'un organe vital. Comment en est-on arrivé là ? Comment une société a-t-elle pu, démocratiquement et par référendum, se choisir, délibérément, un tel avenir ? Et comment survivre malgré tout, pour Dorrit et sa petite communauté de “superflus” au sein de laquelle se développe peu à peu une solidarité bouleversante, au milieu de ce cauchemar ?

Avec "l'unité", Ninni Holmqvist construit une dystopie effrayante de cynisme et de lucidité, un univers d'autant plus glaçant que le monde qu'elle décrit, en fait, c'est le nôtre. Ici, pas d'extraterrestres, pas de “visiteurs” utilisant les humains comme banque alimentaire, pas de distorsions spatio-temporelles ou de créatures malfaisantes… Mais juste notre monde, un peu comme dans “Soleil vert”, notre monde quotidien, ordinaire, banal, simplement poussé jusqu'au bout de sa fuite en avant et de sa logique comptable. Et c'est ce qui fait toute la puissance et l'intérêt de ce roman qui, sous couvert de dystopie, est en réalité une réflexion politique et sociétale et un vrai cri d'alarme sur un futur possible.

Car enfin… Quand nos politiques, la main douloureusement crispée sur le portefeuille, se “réjouissent” de l'allongement de la durée de vie tout en déplorant le coût des EHPAD, dans une société qui idolâtre l'apparence, sacrifie au jeunisme, licencie sans états d'âme ses actifs à cinquante ans (cinquante ans, justement !) parce que trop gradés et trop chers et planque ses vieux (pudiquement rebaptisés “seniors”) dans des mouroirs en oubliant qu'ils sont aussi, par leur expérience, notre mémoire et notre sagesse… alors “l'unité”, dans ce monde cynique et froid qui est le nôtre, est-elle vraiment une dystopie ? A moins qu'ils ne prennent un jour le mors au dents, “les vieux”, et qu'ils ne fassent la peau de quelques arrogants, à grands coups de déambulateurs ! 😆

En attendant ce jour béni (ou pas !), j'ai vraiment passé un bon moment avec ce roman où tout est, à mon avis, de très haut niveau : l'écriture, l'élaboration des personnages, la construction du récit - habilement mis dans la bouche de Dorrit -, la mise en oeuvre des idées et la pertinence de la réflexion, qui interpelle et qui dérange. Une lecture inoubliable et un excellent premier roman que je recommande sans réserve, tout comme je recommande - sur le même thème du prélèvement d'organes - la dystopie de Kazuo Ishiguro “Auprès de moi toujours”... où ce sont les jeunes qui constituent des réserves vivantes d'organes au bénéfice du reste de la société.

[Challenge MULTI-DÉFIS 2019]
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