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Critique de Enroute


A. Honneth a répondu en partie dans un recueil aux reproches qu'on lui a faits - concernant le fait qu'il se situait à la fin de l'histoire entre autres puisqu'il prenait le partie de la situation présente - suite à la publication du "Droit de la liberté". Néanmoins, il voudrait insister sur la dynamique de sa proposition et reprend ici sa notion de "liberté sociale" en la rattachant au mouvement historique du socialisme. Les deux premiers chapitres retracent (ou reconstruisent) l'histoire du socialisme, les deux suivants en proposent le renouveau.

Le mot "socialisme" a été employé d'abord pour dénoncer les philosophies de Grotius et Pufendorf qui fondaient l'ordre social dans le droit et la "sociabilité" et non plus en dépendance avec la Révélation. le mot fait son chemin et est revendiqué en Angleterre par Owen et Fourier en France, mais sans considération juridique ni philosophique. le mot signifie alors un projet d'avenir d'une société organisée par des associations collectives. Pour Durckheim, le mot signifie la volonté de ramener la sphère économique sous le contrôle de la société, de l'État.
Depuis deux siècles, il indique le souhait de réaliser les trois principes de la révolution : liberté, égalité, solidarité (en langage moderne).

Honneth voit trois imperfections des projets des premiers socialistes. D'abord ils négligent la liberté juridique où, pourtant, avec les droits de l'homme, la Révolution avait bien avancé, et ne s'intéresse qu'à lutter contre les dérives qui les choquent du capitalisme productif ; si bien qu'ils ne visent pas à proposer un projet politique mais en restent à être une force d'opposition ; et troisièmement, ils héritent des philosophies de l'histoire de Hegel et du progrès de Turgot et Condorcet qui les éloignent de l'action politique pour la certitude que la fin de l'histoire est inéluctable et leur donnera raison. À cela, s'ajoute la thèse contestable, puisqu'on ne la caractérise que par la théorie, de l'existence d'une classe dont les intérêts sont par avance connus et doivent être défendus - sans elle.

Marx, qui est le premier à démontrer qu'on ne peut séparer la propriété, l'offre et la demande et l'appauvrissement des classes les plus faibles, fournit une première théorie complète. Mais il reprend les autres travers : philosophie de l'histoire et négligence de l'État puisqu'il va dépérir. Pendant ce temps, l'"embourgeoisement" donne tort aux prévisions d'un nécessaire effondrement des rapports de production et réduit la classe qui fonde l'action d'opposition politique.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l'ajout, en Allemagne, du mot démocratie pour former "sociale-démocratie", ne rééquilibre pas le déficit théorique sur les institutions de l'État. Il faut, pour renouveler le socialisme, reprendre son mouvement premier, celui d'un mouvement "à vocation expérimentale" en vue de promouvoir la liberté et les associations collectives et de les partager à l'échelle internationale. Cela se ferait dans un cadre national, international et mondial. C'est ici que le texte se fait un peu flottant.

D'une part l'achoppement du premier socialisme était, nous a-t-on dit, de ne pas proposer une théorie globale et de rester dans une posture d'opposition : or le renouveau du socialisme passerait donc par des expérimentations pour tester ce qui est socialement acceptable ou tolérable - faut-il entendre par le marché ? Si oui, on en reste à une pensée inférieure à l'activité économique.

Ensuite, il s'agirait de partager les résultats de ces expérimentations partout dans le monde pour rendre les actions nouvelles plus efficaces : mais efficaces par rapport à quoi, comment "mesurer" la liberté ? il s'agirait de s'opposer aux situations inadmissibles, à l'aliénation du travail. Mais alors ce n'est pas la liberté que l'on vise, mais le refus de quelque chose qui serait la contrainte - dans ce cas, plutôt que de "liberté sociale", pourquoi ne pas parler de "lutte contre la contrainte sociale" ou de "lutte contre l'aliénation sociale" ? Et l'on en reste à une pensée inférieure à l'activité économique.

A. Honneth différencie - un peu arbitrairement car c'est seulement le fait que l'idée soit reprise à Dewey, Durckheim et Habermas qui le justifie - que la société est organisée en trois sphères : économique, formation politique et relations intimes. On ne sait pas bien si la culture entrerait dans la sphère politique ou s'il faut plutôt, étrangement, la placer dans la sphère économique, ou encore si la sphère économique serait alors à reconsidérer - même chose pour l'enseignement, faut-il le mettre dans la sphère de formation démocratique si l'on considère que c'est un service public ou bien dans la sphère économique s'il s'agit d'une formation pratique - mais alors ce service devient-il lucratif ? Sans doute ces idées sont détaillées ailleurs, mais il n'en est rien dit et l'on ne voit pas quel est le critère de différenciation de ces sphères : si c'est l'argent, il est partout ; si c'est le langage, il faut bien supposer aussi qu'il est partout, sans quoi le socialisme "renouvelé" ne risque pas de se faire entendre.

Ensuite, il est suggéré que le mode d'action devrait être mondial, mais ne le peut pas parce que les États-nations sont "encore" garants des droits fondamentaux - où l'on ne voit pas pourquoi ce serait plus socialiste que moins de liquider les États : pour quoi faire ? Par ailleurs il y a une grosse erreur puisqu'il n'est question dans cette quatrième partie que des "citoyennes et des citoyens" : nous sommes donc bien au niveau de l'État puisque, comme on sait, ce sont les États qui confèrent la citoyenneté, même la citoyenneté européenne.
Il faut ajouter à cela une expression étrange, employée à deux reprises : le socialisme doit "agir sur" les citoyennes et les citoyens. S'agit-il d'une contrainte ? D'une entrave à la liberté ?

Si bien qu'A. Honneth réduit son idée à suggérer que les expérimentations soient nationales, ou communautaires et que l'on crée un espace public mondialisé pour en discuter et échanger. Ce serait un organe d'articulation des sphères citées. Mais il n'est rien dit du fait qu'il n'y a ni langue, ni histoire ni culture partagée à l'échelle mondiale - hormis celles du marché. Donc l'opposition est impossible par principe. Et l'on en reste à une pensée inférieure à l'activité économique.

L'ouvrage s'achève sur une perspective d'avenir et d'espoir qui n'est pas sans rappeler l'obstacle dénoncé de la trop grande importance des perspective et le trop faible ancrage dans le présent du premier socialisme - qu'on s'était promis de dépasser.

En conclusion, l'histoire du mouvement dans les deux premiers chapitres est captivante, mais les propositions des chapitres suivants paraissent très lacunaires. Il reste une forme d'enthousiasme pour un grand mouvement planétaire - mais qui n'a toujours pas de base théorique autre que la lutte contre "les abus" de la sphère économique. Tant que l'on considère que l'argent ne vaut que pour la sphère économique et les idées pour la sphère politique, on ne risque pas de s'entendre...
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