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Critique de Woland


Etoiles Notabénistes : ******

ISBN : 9782221101919

Le terme "Asiate" désigne toute personne originaire d'Extrême-Orient, ceci qu'elle soit de type ethniquement asiatique ou pas. A notre époque de bien-pensance, qui condamnerait comme raciste le plus minuscule cube de glace ou encore le moindre grain de sable, soit pour leur couleur, soit pour tout autre raison bien stupide , il paraîtrait que le terme, utilisé comme adjectif (ce qui varie selon les dictionnaires) aurait acquis un sens péjoratif. Nous ne nous mêlerons pas à la querelle et nous contenterons de faire observer que "Les Asiates" dont nous parle Jean Hougron sont aussi bien viêt-namiens que métis ou blancs. Ajoutons, pour une exactitude indiscutable, que seuls deux de ces Blancs, Pierre Bressan et son épouse, Françoise, ne sont pas nés en Indochine.

C'est d'ailleurs par l'arrivée de Françoise, toute jeune mariée de seize ans, à Sai-Gon (le nom de la capitale s'écrivait en effet à l'époque, en 1907, en deux mots), que tout commence. Quand j'écris "tout", je devrais plutôt parler du drame qui va mener les Bressan au déclin en l'espace de deux guerres mondiales et quarante années. Et, en me relisant, je me dis que je ferais peut-être mieux de placer le début ce drame non pas sur la terre indochinoise mais en France, lors de la nuit de noces des nouveaux époux. Viveur égoïste, Bressan s'impose sans grande douceur à une jeune fille qui, comme tant d'autres à son époque et dans la bonne société qui est la sienne, ne connaît absolument rien de l'acte sexuel. Et, malgré ses efforts (mais en fait-il tant que cela ? ), Bressan ne parvient pas à éveiller en sa femme ce plaisir qui serait pourtant légitime et lui permettrait sans aucun doute d'aborder avec plus de facilité les immenses transformations de son existence.

Transplantée, sans grandes précautions, sur un autre continent et dans un pays qui est alors une colonie, confrontée à des usages et à une culture dont elle ignore tout et dont elle ne veut absolument rien savoir, d'ailleurs (ne serait-ce pas s'abaisser ?), Mme Bressan a pour boyesse la jeune Nam. Or, lorsque Bressan - qui se lasse très vite des corps féminins, s'intéressant plus au désir qu'au sentiment, incapable peut-être, on pourrait le croire, d'éprouver un amour véritable autrement que pour lui-même et sa petite vie confortable de fonctionnaire des Douanes - s'en va voir ailleurs lors de la première grossesse de Françoise, eh ! bien, cet imbécile adepte de la facilité en toutes choses ne trouve rien de mieux à faire que de frapper à la porte de Nam . D'où nouvelle grossesse, celle-ci pour la Viêt-namienne, qui produira le premier des enfants illégitimes de Bressan que le lecteur sera appelé à voir évoluer au gré des chapitres : le petit Chu, nommé "Pierre" en secret par sa mère, et qui ne découvrira Saigon (il naît dans le village de Nam, où celle-ci est allée dissimuler plus ou moins sa grossesse) que seize ans plus tard.

Bressan Senior s'étant montré extrêmement prolifique sur le plan de la paternité physique, dressons dès maintenant une espèce de liste de ses rejetons qui, tous, auront un rôle à tenir dans le roman :

1) de son épouse Françoise, trois enfants : Gaston, né avec un pied-bot ; Suzanne, morte un an après sa naissance ; et Henri, aussi blond que son frère est brun, aussi peu aimé de sa mère que Gaston en est chéri, doté en outre d'une beauté qui ne cessera de séduire mais, au contraire de son père, également d'un sens très aigu des responsabilités ;

2) de Nam qui, même lorsqu'elle aura perdu toute espérance de remplacer Françoise en tant que Mme Bressan, restera fidèlement au service de la famille et, sur la fin, nouera même une sorte de "pacte" tacite avec celle qu'elle considère tout de même comme sa seule maîtresse : Pierre Junior, mieux connu comme Chu et qui fera carrière dans le Viêt-minh, donnant d'ailleurs toujours un coup de main à sa parenté blanche toutes les fois qu'il le pourra ;

3) de Pauline, une jeune et belle métisse que l'opinion publique nommera toujours "la deuxième Mme Bressan" bien qu'elle n'ait jamais eu que le statut de concubine, en principe quatre enfants : Solange, qui tombera amoureuse de Henri (son demi-frère aux yeux de la loi et des parents. Mais Pauline est-elle vraiment à même de garantir l'identité de son père ? On peut s'interroger) ; Maurice, mort accidentellement noyé à l'âge de deux ans et que sa mère en fureur affirmera avoir été assassiné par Mme Bressan (ce qui est faux, même si "La Mère", comme on finira par la désigner, a assisté au triste spectacle) ; Alice, qui épousera un métis bien sous tous les rapports, Alfred Papont ; et enfin Georges qui, là, ça ne fait aucun doute, n'est pas le fils de Bressan, ce qui lui permettra de fuir plus tard avec Hiem, en principe pourtant sa demi-soeur ;

4) de Sao, la plus attachante des concubines de l'incorrigible Bressan, quatre enfants aussi, dont l'aîné, Lucien, véritable tueur en série-né et les deux plus jeunes, Bao et Petit-Sapèque, bien qu'officiellement adoubés comme des Bressan, n'ont absolument aucune goutte de sang blanc dans les veines ; et enfin, Hiem, laquelle est, en fait, la fille que Henri a eue de Sao. Secret bien gardé mais qui ne s'oppose donc en rien, on le voit, à l'union finale de la jeune fille avec Georges.

Fermez maintenant les yeux et imaginez l'incroyable et douloureux foutoir que tout cela peut donner sur une quarantaine d'années, commencées dans une stabilité coloniale évidente et qui, sur leur fin, s'enfoncent droit dans l'avenir communiste. Hougron utilise tout ce monde, qui grandit, vieillit ou meurt (parfois dans l'alcoolisme ou la démence sénile), et un pays qui, lui aussi, se métamorphose lentement mais sûrement, avec des soubresauts terribles, pour brosser une fresque véritablement fascinante pas seulement sur l'Indochine mais sur l'Indochine, vue de l'intérieur, par ceux-là mêmes qui y sont nés, blancs, demi-blancs ou jaunes, selon que leurs parents ont ou non mêlé leurs sangs.

De Lucien, l'Annamite si plein de rage et de colère qu'il en vient à accomplir les pires horreurs jusqu'à Henri, Le Blanc caucasien qui ne souhaite qu'une chose en épilogue, quitter le Viêt-nam pour rejoindre Solange partie au Siam, en passant par Chu, le métis qui symbolise (en tous cas, telle est notre impression) un équilibre presque parfait entre les deux cultures, et ceci bien qu'il devienne le Colonel Vo-Thanh du Viêt-minh, et tous les autres, tous restent unis par un lien qui, familial ou pas, n'en est pas moins quasi tangible : tous sont des Asiates et le resteront, où qu'ils aillent, quoi qu'ils fassent. Avec le menu peuple viêt qui piaille, rit, joue de la musique ou se fâche dans les rues de Saigon ; avec les incontournables marchands chinois et indiens ; avec les fourmis viêt-minh que Hougron nous dépeint ici dès le début de leur travail de sape ; avec, en prime, quelques Blancs et Occidentaux de passage, qui ne comprennent rien à l'Indochine et, d'ailleurs, ne s'y intéressent pas, l'impressionnante "tribu Bressan" demeure, dans cette oeuvre, comme le témoignage le plus abouti que Jean Hougron nous ait rendu sur la terre indochinoise.

Il est vrai que la partie est presque terminée. Après "Les Asiates", ne nous restera plus qu'à emprunter les chemins de "La Terre du Barbare", avec, éternel et étouffant jusqu'à l'angoisse, le besoin de la Quête vers un Ailleurs qui, pour l'auteur, fut l'Indochine mais qui, après tout, peut se situer n'importe où. L'essentiel, c'est d'y croire et, même s'il n'est pas parfait, même si l'on y croise encore la Haine, l'Injustice, voire la Médiocrité toute simple, quelle importance si nous y fraternisons aussi avec l'Admiration, le Rêve, la Découverte, la Bonté ? Après tout, tous ne font-ils pas partie de l'Ailleurs que nous recherchons ? ... ;o)
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