AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de LesCahiersdeCorinne


Shinsuke Yamanaka, fabriquant d'éventails du quartier ancien de Nezu à Tôkyô, tient son journal d'avril 1945 à avril 1946. Période ô combien bouleversante pour le Japon, qu'il retranscrit dans ses moindres détails du quotidien, avec humour, humeur et rigueur, embarqué parfois malgré lui dans des projets bien audacieux. En nous faisant rentrer avec délice dans la petite histoire qui raconte la grande…

Si le nombre assez conséquent de pages de cette édition de poche pourra en effrayer plus d'un de prime abord (960 tout de même), sachez que ce journal intime se parcourt, que dis-je, se dévore à une vitesse folle tant on est pris dans ce récit extraordinaire avant même de s'en rendre compte. J'ai déjà pu vous en parler auparavant, j'avais réalisé mon mémoire d'Histoire sur les femmes japonaises pendant l'occupation américaine. Autant vous dire que le thème de ce livre ne pouvait que m'attirer : 7 femmes (épouse, filles, protégées), gravitant autour du narrateur, mettent en place une équipe d'espionnage visant à faire échouer un projet de l'occupant, celui de la suppression des kanji de la langue japonaise et sa romanisation, pendant que notre Shinsuke s'évertue à joindre les deux bouts et à comprendre son pays, chose peu aisée au milieu de tant de revirements en une année !

Je dois dire que j'ai été impressionnée par la somme colossale d'informations recueillies et retranscrises par l'auteur dans ce livre qui lui aura tout de même pris 17 ans à rédiger… Et j'ai d'autant plus apprécié non seulement la forme choisie pour le récit, un journal intime, que l'intrigue mise en place, l'ensemble concourant à nous maintenir en haleine de bout en bout. La rédaction d'un journal crée une proximité immédiate avec le lecteur qui a l'impression de tomber sur un trésor et de découvrir les fonds de la pensée d'un individu, sa vision de la Guerre, du monde, des alliés, des ennemis, du devenir de son pays. Evidemment, ce Japonais de 54 ans n'a pas envie de voir son pays perdre et essaie de s'en sortir autant que possible en sinuant dans les méandres de l'administration, en se dépatouillant avec le marché noir. Mais l'inévitable arrive et il faut bien continuer à vivre une fois que l'Empire du Soleil Levant reconnaît sa défaite. Même si cela implique de vouloir de gré ou de force travailler avec les forces d'occupation. Chose plus aisée à dire qu'à faire…

J'ai appris énormément de nouvelles choses grâce à ce livre : le soin apporté à l'ensemble, la volonté de Shinsuke de se tenir informé et de mettre par écrit cette page de l'histoire sous tous ses aspects avec le regard d'un citoyen lambda fournit une lecture dense mais agréable. Elle ne tombe jamais dans l'écueil d'une démonstration académique mais vise bien à nous faire pénétrer dans l'univers d'un être qui vit passionément les événements. Shinsuke doit surmonter le chagrin de la perte d'une fille et d'un frère par un lâcher de bombes, les interrogations véhémentes d'un fils qui en veut à ses aînés de s'être embarqué dans un conflit impérialiste dont ils payent à présent les conséquences, la prostitution de ses filles et jeunes protégées qui permet à la maisonnée de vivre décemment en ces temps de pénurie post conflit (mais s'agit-il vraiment de cela ? Lisez et vous verrez !). Plus on avance dans l'intrigue, plus les rouages s'amplifient et nous bluffent par la tournure qu'ils prennent. J'ai adoré le rôle donné aux femmes dans cet ouvrage, à qui on rend un bel hommage et qu'on fait sortir de la torpeur habituelle dans laquelle on les situe à tort bien souvent. Ici, elles sont fines, ont de la répartie, s'investissent dans la vie quotidienne et ont le courage de leur opinion !

Tout n'est pas rose dans ce texte, où la dérision devient une arme pour ne pas sombrer dans le désespoir, la dignité le dernier barrage pour avancer. Mais il s'en dégage une belle vivacité, une tonicité chaleureuse qui dépeint l'amour de l'auteur pour son peuple. D'ailleurs, il faut bien reconnaître que Inoue Hisashi, militant antinucléariste et pacifiste engagé, n'hésite pas à pointer du doigt les méfaits de chacun en cette période. Si les exactions américaines sont notées, celles des Japonais bénéficient du même traitement et il évoque sans voile brumeux la tragédie de l'impérialisme japonais en Asie. Ce qui n'a pas dû lui valoir que des amis…

Période compliquée et ayant opéré un bouleversement irréversible dans la société japonaise, avec des conséquences positives et négatives, l'année de rédaction parfois interrompue du journal intime de Shinsuke est l'occasion d'apprendre beaucoup de choses, de s'interroger sur de nombreux sujets relatifs à l'Histoire, à la culture, à la subjectivité inhérente à tout un chacun. Mais c'est avant tout l'occasion d'entrer dans une histoire haletante et fascinante avec un narrateur touchant. Les 7 roses de Tôkyô m'a profondément séduite de même que l'écriture du regretté Inoue Hisashi qui a laissé une belle empreinte littéraire derrière lui.
Commenter  J’apprécie          202



Ont apprécié cette critique (11)voir plus




{* *}