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Critique de domi_troizarsouilles


Voici un livre dont j'avais entendu parler depuis un moment, et je me suis tout à coup décidée à le lire dans le cadre du challenge des Globe-trotteurs sur Babelio (eh oui ! les trop nombreux challenges auxquels je participe déjà, pour certains depuis plus d'un an, sur Livraddict, ne me suffisaient plus semble-t-il ;) ), car une consigne « bonus » du mois demandait de lire un livre d'un pays dont le drapeau contient un croissant de lune – or, c'est bien le cas de Singapour, pays natal de l'autrice de ce roman.
Et puis bon, il faut bien le dire, et je ne suis sans doute pas la seule à avoir eu ce ressenti : ce livre a un titre bien interpellant, plus encore en français qu'en anglais – car, si la version anglaise parle explicitement de veuves pendjabies, la version française n'y fait pas référence, ce qui est une arme à double tranchant : c'est que l'aspect pendjabi est une part (très) importante de ce roman, et c'est peut-être intéressant de le savoir à l'avance ; mais en même temps, c'est bel et bien la belle histoire de veuves aimant la littérature érotique que nous livre l'autrice, bien au-delà des limites pendjabies ; dès lors, autant en profiter…

Oh ! il ne faut pas s'attendre à un roman érotique au premier degré. Il y a bien quelques scènes presque explicites parmi les histoires racontées par ces veuves (on a même une brève romance F/F tout à fait inattendue !), et toujours présentées en italique comme de courtes histoires dans l'histoire ; mais je dis « presque » explicites car tout est suggéré, et s'il y a bien quelques caresses de plus en plus prononcées, elles ne sombrent jamais dans le descriptif tel qu'on le retrouve dans certaines romances (même de très bonne facture !). On est bien davantage dans le domaine d'une certaine poésie, tout en restant proche de la réalité, et on se rend compte que le ressenti de ces femmes particulières, toujours très imagé – notamment dans une gamme de fruits et légumes qui fait bien (sou)rire et qui sonne pourtant très juste !, est aussi tellement ce que l'on peut ressentir soi-même, tellement universel !

Ainsi, nous suivons essentiellement Nikki, jeune femme qui se définit elle-même comme « anglaise, pendjabie et sikhe ». Née dans une famille indienne originaire du Pendjab (cette région, et même état de l'Inde, frontalière avec le Pakistan, à la longue et riche histoire, présentée ici comme intimement liée à la religion sikhe), émigrée à Londres mais ayant gardé de nombreux contacts avec la famille et la communauté restée en Inde, Nikki donc a décidé de suivre sa voie – renonçant à ses études de droit auxquelles elle ne parvient plus à s'intéresser, travaillant dans un pub anglais (un pub !) servant bières et thé earl grey plutôt que le traditionnel chai, et vivant seule dans un petit appartement au-dessus de ce pub, au lieu d'être restée dans le giron familial et de se préparer à un mariage arrangé, comme tant d'autres jeunes filles de son âge et de sa communauté, dont sa propre soeur qui en rêve… de passage dans l'enceinte du temple de Southall, la partie pendjabie de Londres, pour rendre un service à sa soeur, elle trouve une annonce proposant un emploi : des cours d'écriture pour veuves pendjabies. Seule candidate à ce poste, elle est embauchée, mais ce qu'elle imaginait comme un atelier d'écriture assez « classique » se révèle quelque chose qui tient plutôt à un atelier d'alphabétisation, la plupart de ces femmes ne parlant guère anglais, et n'écrivant même pas le gumurkhi (l'alphasyllabaire qui permet de retranscrire le pendjabi, ai-je appris sur Wiki). Et peu à peu, ces femmes privées de tout, car leur statut de veuve est quasi un enterrement social dans cette communauté, vont s'épanouir au sein de ce groupe où elles osent retrouver une certaine confiance, voire une joie de vivre malgré tout, et se lancer dans des histoires réellement érotiques à travers lesquelles elles libèrent tous ces non-dits qui règnent dans leur entourage – touchant pourtant à des sujets tellement universels, comme je disais plus haut.

Cependant, outre les aspects érotiques bien présents sous leur couverture plutôt poétique, ce livre aborde aussi et surtout toute la problématique de l'immigration – et ici, très précisément, l'immigration pendjabie en Grande-Bretagne. On comprend très vite qu'il s'agit d'une communauté très unie, aux membres originaires pour la plupart de villages plutôt traditionnels de cette région reculée de l'Inde ; ces lieux des origines avec lesquels ils n'ont jamais perdu contact et où ils retournent même (très) régulièrement. C'est donc une communauté qui se tient, qui s'entraide, mais aussi qui se surveille et se juge constamment, reproduisant certains des actes les plus extrêmes tels que ceux qui ont parfois défrayé la chronique quand ils sont relayé dans nos pays : ces crimes d'honneur ou, plus simplement, ces « Frères » (sikhs), des jeunes désoeuvrés mais se sentant investis d'une mission, qui patrouillent en veillant sur (entendez : terrorisant) les jeunes filles qui selon eux ne respectent pas strictement les règles de cette communauté et de leur religion, jusque dans les rues de Londres…

Jusque-là, ce n'est rien de bien nouveau sous le soleil, on a partout des phénomènes de regroupement des personnes immigrées par nationalité / religion dans leur pays d'accueil, et plus encore quand lesdits pays ne semblent pas capables (ou désireux) de mettre en place une réelle politique d'intégration dans le respect de tous – la Grande-Bretagne n'a pas l'apanage d'un certain « ratage » à ce sujet ! Mais alors, j'ai été consternée quand j'ai compris et bien compris que ces femmes pendjabies par exemple, non seulement ne parlent pas (du tout) anglais, vivant dans le huis-clos de leur communauté même en plein Londres, mais ont réellement peur de sortir des limites étriquées de leur quartier, craignant qu'on se moque d'elles et de leur tenue traditionnelle – car bien sûr elles ne portent rien d'autre ! Par ailleurs, on apprend aussi que certaines familles, pourtant peu à peu « européanisées », ont choisi tôt ou tard de retourner vivre dans ce quartier pendjab, pour que leurs enfants bénéficient d'une éducation plus proche de leurs racines – et leur coupant, en apparence du moins, toute opportunité de s'adapter davantage (et certainement mieux qu'eux-mêmes) à cette société anglaise dans laquelle ils ont pourtant choisi de vivre. Et puis j'ai été choquée, il n'y a pas d'autre mot, quand j'ai lu que, dans certaines boutiques de ce véritable « ghetto » pendjabi dans Londres, certaines boutiques permettent même de payer les achats… en roupies ! Comme le fait remarquer Nikki, cela n'a guère de sens quand on gagne son salaire en livres sterling…

Il n'empêche, la question surgit alors, cette question qui fait le lit de l'extrême-droite, mais qui se présente même quand on n'a aucune accointance avec ce courant de pensée (si tant est qu'il s'agit de « penser » quand on se réclame de cette tendance !) : que sont donc venus faire « ces gens » en Europe, à Londres, si c'est pour y reproduire purement et simplement, en tous points, ce qu'ils ont quitté sous d'autres cieux ?
Il faut alors se laisser embarquer profondément dans l'histoire, partager le ressenti de ces femmes, et ce n'est pas bien difficile grâce au formidable talent de conteuse de l'autrice. Sa plume légère, toujours juste, parfois proche de la romance sans mélo, parfois plutôt dans le drame sans larmes, parfois très sérieuse sans se prendre au sérieux, parfois tout simplement drôle ; cette plume donc nous entraîne réellement aux côtés de Nikki dans ces rues de Southall ou dans le pub où elle travaille. Même si on n'est pas concerné, moi lectrice belge née en Belgique de parents belges depuis plusieurs générations, on ressent réellement son désarroi initial face à ces femmes puis son intégration (car il s'agit bien de ça) au sein de cette communauté, de sa famille dont elle s'était pourtant éloignée, tout en restant tout autant la jeune Londonienne moderne et affranchie qu'elle avait réussi à devenir. Avec elle, on s'attache à ces femmes si différentes, aux histoires tellement variées mais ayant un seul douloureux point commun : elles ont perdu leur mari, peu importe la manière, et peu importe leur âge (certaines sont même encore très jeunes !). On ressent cette amitié qui va naître avec Sheena aux ongles pailletés en rose, et on a envie de partager cette amitié avec elles ! On vit à son rythme son histoire qui commence avec Jason et on a envie que « ça marche ».

Ainsi, peu à peu, Nikki se révèle à elle-même au fur et à mesure que ces veuves reprennent confiance en la vie, et entraîne le lecteur dans un tourbillon d'émotions, de couleurs, d'odeurs… et on a tout à coup une furieuse envie de chai !
Ainsi donc, c'est à travers ce personnage central de l'histoire, mais entourée de toute une série d'autres femmes terriblement typées sans jamais tomber dans le stéréotype, toutes terriblement attachantes chacune dans son genre, que l'autrice donne des pistes de réponse, par toutes petites touches, à la question qui avait surgi plus haut. Je recopie ici ces brefs passages, car l'autrice le dit bien mieux que moi ; d'abord dans un dialogue entre Nikki et sa mère, aux pages 314-315 (milieu chapitre 18), en parlant du dernier voyage des parents en Inde, voyage au cours duquel son père est décédé :

« (…) et papa a répondu : « Mes filles ont appris à faire leurs propres choix pour ce qui est de la réussite. »
- Papa a dit ça ?
- Je crois qu'il s'est surpris lui-même, poursuivit sa mère. Il n'a jamais été du genre à se vanter de ses réussites quand il retournait au pays. Mais quelque chose a changé ce jour-là. Parmi toutes les chances que la Grande-Bretagne nous a offertes, la possibilité de faire ses propres choix a été la plus importante. Il ne l'a vraiment compris qu'en l'affirmant devant ton oncle. »

Ou, un peu plus loin, plus mitigé mais tout aussi vrai, à la page 338 (fin chapitre 21) :
« Tout ce que les gens attendaient de Londres était là – jardins luxuriants, dômes majestueux et flèches d'église, ballet des taxis noirs. C'était royal et mystérieux. Elle comprenait que tout le monde ait envie d'y vivre. Les veuves surgirent dans ses pensées, elles qui ne savaient rien de ce Londres avant leur arrivée. Et pourtant, qu'en connaissaient-elles vraiment maintenant qu'elles y étaient ? La Grande-Bretagne était synonyme d'une vie meilleure, elles avaient dû se raccrocher à cette idée même si cette vie les déconcertait et leur demeurait étrangère. »

C'est donc un magnifique livre qui parle de quelques femmes exceptionnelles qui se révèlent peu à peu à elles-mêmes, à travers des histoires érotiques racontées dans un langage poétique très imagé, qui touchent tout un chacun tant elles sont universelles sans jamais tomber dans le vulgaire. Il traite tout à la fois, avec une grande sensibilité et un indéniable talent de conteuse, du sujet grave de l'immigration, d'une indéniable ghettoïsation de certaines communautés, et pourtant de l'espoir constant d'une vie meilleure, même si on ne la comprend pas tout à fait.
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