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Critique de Kirzy


Kirzy
05 novembre 2023
°°° Rentrée littéraire 2023 # 40 °°°

« Nous sommes le sol, le territoire. La langue qui se délie et trébuche sur les noms des morts en osant raconter les histoires de la lignée d'une femme. Son peuple et ses souillures, ses arbres, son eau. Nous connaissions cette femme avant qu'elle ne devienne femme. Nous la connaissions avant sa naissance : nous avons chanté pour elle lorsqu'elle était encore dans le ventre de sa mère. Nous avons chanté alors et nous chantons encore. »

Ce sont les magnifiques premières phrases de cet ambitieux roman. Cette « femme » dont il est question, c'est Ailey dont on suivra la quête intime – dilemme : trouver comment se créer une vie belle et accomplie quand on est une femme, noire, qu'on vit en Georgie dans un ancien Etat sudiste, ancrée dans une terre familiale qui est une ancienne plantation, champ de mines de tragédies passées mais où il est possible de dénicher des trésors.

Ce « nous », c'est le choeur antique de Georgie qui va chanter l'histoire des ancêtres d'Ailey, remontant au XVIIIème siècle. L'ascendance est au coeur du roman d'Honorée Fanonne Jeffers. Elle ouvre son roman sur les arbres généalogiques de cette lignée, puis transforme son récit en oscillation entre le passé et le présent, les chants des ancêtres entrecoupant le parcours d'Ailey et des femmes qui l'entourent, sa mère, ses deux soeurs, ses grands-mères notamment.

Le roman est intimidant avec ses 900 pages. S'il y a bien des surplus de détails ou répétitions qui auraient pu être évités, la lecture emporte le lecteur par son énergie et son engagement. le récit offre une vision panoramique de l'histoire américaine à travers le prisme des minorités : arrivée forcée des premiers Africains, violences subies en parallèle par les Amérindiens, esclavage dans les plantations, ségrégation raciale, mouvements des droits civiques et changements culturels qui en découlent. le tout sous le patronage de l'historien sociologue W.E.B du Bois ( 1868-1963 ), dont les très pertinentes citations en tête de chapitre jouent leurs lignes de basses.

L'autrice inspecte les chaînes explicatives d'événements à différentes échelles ( nationale, sudiste, communautaire, individuelle ) à partir de la famille d'Ailey, issue d'une ascendance mêlée composée de Noirs libres, de Noirs asservis, d'Indiens Creeks et de planteurs blancs. Les thématiques sont nombreuses : les abus sexuels sur des femmes et enfants, la lutte des classes, le colorisme, la cupidité.

Et j'ai particulièrement apprécié leur traitement intersectionnel au plus près des nouveaux concepts sociologiques et psychologiques. Par exemple, il est question de la « misogynoire » ( double discrimination à la fois sexiste et raciste vécue uniquement par les femmes noires ) ou le syndrome post-traumatique de honte héréditaire ( l'épigénétique a démontré la transmission de séquelles subies par les descendants d'esclaves ). Honorée Fanonne Jeffers le fait avec une sensibilité superbe qui laisse voir toute la vie intérieure de ces Afro-américains afin d'illustrer comment ils ont traversé et survécu à une histoire douloureuses.

Ainsi nous voyons grandir Ailey - personnage peu sympathique pendant une grande partie du roman, de par son arrogance – et se développer en elle la double conscience d'être femme et noire lorsqu'elle se connecte à son arbre généalogique en se rendant en Georgie, sur les terres familiales de l'ancienne plantation. le personnage évolue énormément à mesure qu'Ailey découvre le passé familial et son cortège de secrets, mensonges, talents, trahisons, ambition, accomplissement dont elle est le creuset.

Honorée Fanonne Jeffers a créé un monde en mouvement qui continue à vivre une fois le livre refermé. Une lecture ambitieuse, riche et profondément humaine.

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