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Critique de vibrelivre


François Jullien
De l'écart à l'inouï
Carnets de l'Herne
2019, 128p


Je ne connaissais pas François Jullien. C'était l'occasion de le rencontrer, autrement dit de faire venir à moi sortant de mon moi de l'étranger, de l'inconnu. François Jullien est né en 1951, il est philosophe, helléniste, comme moi un peu, élève de Bollack comme moi, de Vernant aussi que j'ai lu, et sinologue.
Son chemin de pensée (sous-titre de l'ouvrage) continu, une interrogation naissant de la précédente, est présenté dans l'élégante édition des Carnets de l'Herne, un vrai plaisir que de l'avoir en main, sous la forme d'un dialogue, aucunement socratique, entre un lecteur « attentif », et qui sait aussi le grec, et même le chinois, à croire qu'il est François Jullien lui-même, et le philosophe.
Je me mets en route encouragée par Lucie Lallier que je remercie. Et je suis le grand verbe platonicien, tolmeteon, il faut oser.
D'emblée la marche est séduisante. La pensée est toujours en mouvement, en chantier, le but est de ne pas s'enliser, philosopher, c'est sortir des sentiers battus, et donc s'écarter, on se tient hors, en essor, on ex-iste; elle s'appuie subtilement sur le langage, le concept de l'écart, qui dans son entre s'ouvre sur l'égard et le regard, celui de négatif qui prend en compte le nég-actif ; et se construit en prenant ses distances d'avec la philosophie de l'Etre de Platon et des grands penseurs occidentaux. En Chine, il n'est pas de mot pour dire l'être au sens absolu de: je suis.
Il s'agit donc de déconstruire l'ontologie, et l'on se tourne vers l'allusif, ce qui est diffus, et envahit comme le vent. Si la pensée européenne travaille par composition, où l'on oppose le visible et l'intelligible, la pensée chinoise opère en corrélation et tension dynamique. Comme en acupuncture, il convient de suivre la circulation, le corps étant un sac presque informe de souffle et d'énergie, comme en peinture le sensible qui se décante fait accéder au spirituel. Il n'y a pas de classification qui fige, tout est recherche. Ainsi il n'est pas de droits universels de l'homme, ni universalisables, mais universalisants parce qu'ils sont sur la route de l'aboutissement. Mais il est un non de la résistance à l'inhumain.
Cette pensée s'inscrit aussi dans notre histoire, la Shoah, le terrorisme, l'écart vertical et donc sclérosé des niveaux de vie et de salaire. Le mal, s'inscrivant dans le vital, ne peut être éradiqué, il mute. François Jullien analyse le concept de négatif entropique. L'essence stérilise. Il faut qu'elle s'effective, et ce par la dé-coïncidence. Jullien se sert de cette image frappante de Dieu le Père omnipotent qui s'envoie en Fils mourant en esclave pour qu'il s'effective en Dieu. La décoïncidence ressaisit les choses dans leur élan, au lieu que l'adéquation étale. Cela me rappelle ce bel aphorisme de Char, être du bond. Et Jullien de nous expliquer que la dialectique hégélienne s'immobilise aussi, puisque son nég-actif, le dépassement des contraires, en étant intégré dans une positivité finaliste, perd de sa force de déploiement. Je pense que les Surréalistes avaient saisi cette pétrification dans les codes, en célébrant une pensée en spirale. Mais ils procèdent par ruptures, alors que Jullien privilégie le continu et le fluide. L'art moderne paraît à la fin du XIX°, avec le coup de dés de Mallarmé. le concept de modernité garde sa pertinence par ce qu'il revendique d'un négatif inventif. Au progrès qui élève, Jullien préfère la promotion qui épand. On déploie le pensable, ainsi on est disponible pour choisir entre tous les possibles, et on met en tension le pensé. Rien n'est jamais achevé, on tend vers la route de l'idéal. C'est pourquoi la culture n'est ni divertissement ni communication, mais doit travailler à trouver un entre (entre l'évacuation et la sublimation du mal) où s'activer de façon inventive.
N'est-ce pas la fonction de l'art et du vivre ? Il faut décanter son énergie vitale pour ne pas se laisser absorber par les soucis accaparants, il faut vivre en existant, en s'ouvrant à l'autre, en le découvrant pour lui laisser sa pleine altérité, et en l'accueillant au plus profond de soi pour se tenir hors de soi dans l'autre. Cet entre laissé entre soi et l'autre, pour laisser passer de l'intime désintéressé, évite la routine de l'amour, et la mort de celui-ci, et ouvre possiblement sur de l'infini , et le surgissement de ce qui dépasse l'imagination, l'inouï.

La pensée de Jullien marche, comme Nietzche mais celui-ci est tombé dans l'impasse du vitalisme, car on ne peut reporter le vivre au sein de l'Etre, ni le replier au sein du vital. Elle est active. Elle refuse ce qui stagne. Elle suscite le désir de l'aventure et l'audace. Il faut tenir le hors dans son essor qui ne se rabat pas. Cela est exigeant et engage la liberté de l'ex-istant.
On ne veut pas se résigner ? Il faut oser l'écart. Et en explorer toutes les ressources. Cela s'appelle l'insolence.
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