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Critique de SZRAMOWO


La ville sans enseignes est le premier roman d'ismail Kadaré. Ecrit en 1959, publié par bribes, interdit à l'époque par Moscou et resté dans l'oubli pendant près de quarante ans. Il sera intégralement publié en 1991.
L'histoire en est simple, et s'inspire de l'expérience de Kadaré.
Un jeune professeur, Gjon Kurti, quitte la capitale de l'Albanie, Tirana, pour rejoindre son poste dans la ville de N...en province.
Un voyage en autocar de seize heures l'y amène et après une nuit agitée à l'hôtel Métropole, il rejoint le lycée le lendemain.
« Regardez un peu ce mec comme il est swing » entend-il sur son passage.
La première journée est décevante, accueil froid du proviseur, nostalgie de Tirana, chagrin de sa séparation avec Klara, regrets sur les feuillets de sa thèse de philologie, inachevée.
A nouveau dans les rues de la ville. L'arrivée du car de Tirana, celui par lequel il est arrivé la veille, est l'événement marquant de la journée à N.
Il fait désormais partie de ceux qu'il a qualifié d'autochtones hier, et regarde avec envie les nouveaux arrivants de Tirana, découvrant dans leurs yeux les mêmes surprises que les siennes hier.
«...ce soir, après une nuit passée en ce lieu, lui-même était devenu à leur image un «autochtone » entouré des mystères de la province. »
Kadaré apprivoise sa jeune écriture et apprivoise son lecteur, il jouit de sa capacité à jouer avec des boucles de pensées : je me perçois aujourd'hui, comme je percevais des étrangers hier ; suis-je aujourd'hui le même Gjon qu'hier ?, j'ai la même perception de Tirana, la capitale que ces provinciaux qui me paraissaient énigmatiques hier, etc....
Au hasard de ses déambulations, dans les bars de la ville, il retrouve un collègue, professeur de chimie, Mentor Rada, (en lui donnant ces prénom et nom - Mentor, le précepteur de Télémaque, et Rada qui en langue slave signifie conseil - Kadaré place Gjon sous la houlette de celui qui sera une sorte de guide), et un poète du nom de Eugjen Peri.
Ils deviendront ses amis, et dès lors, aucune page du roman ne verra Gjon seul sans ses deux acolytes.
Gjon, Mentor et Eugjen, se découvrent des centres s'intérêt communs, les filles, les bars, les soirées de Tirana, les bals de l'école normale. Leur amitié naissante les séduit, ils boivent avant tout à sa santé.
Ses deux amis trouvent un logement. Il quitte l'Hôtel Métropole. Ils le rendent familier de la ville de N, lui font parcourir ses rues et lui montrent les lieux où des écrivains et des poètes célébrés ont vécu.
N abrita, Dino Cico un savant incompris, Qimo Papa, le débauché, les poètes, Jorgo Senica, connu pour ses oeuvres érotiques, et Kethe Spiri, auteur d'une histoire en vers du PCUS (parti Communiste de l'Union Soviétique) et des conclusions des deux plénums du parti du Travail d'Albanie.
Sa logeuse est «...une femme d'un certain âge, vêtue de noir, comme c'était l'usage à N...», elle lui a réservé une chambre au deuxième étage d'où il verra, la route de Tirana, le pont qui enjambe le torrent, et la grande maison italienne où, autrefois, était installé un bordel.
Les scènes de la vie à N, le cinéma, les bars, la fête avec Luiza, Eratulla et Roza, les trois vendeuses des grands magasins, les enregistrements pour rire au magnétophone, pourraient se passer dans n'importe quel pays d'Europe à la même époque, ne seraient les dérapages grotesques que l'auteur instille à petites doses pour donner une couleur au système absurde du pays où la ville de N se trouve : le vice-président du comité exécutif, le trafiquant notoire surnommé «la bascule», la fermeture de la salle après le début de projection, le film à l'affiche (quand passe les cigognes), les spectateurs vociférant, le poète simplet mais respecté....
La vacuité de ce que vivent les héros de la ville sans enseignes, rapportée avec finesse et humour par Kadaré, illustre le paradoxe des systèmes politiques mis en place dans les satellites de l'union soviétique.
Censés oeuvrer pour l'élevation spirituelle, intellectuelle, économique, sociale... que sais-je encore, de la société ; et créer l'homme nouveau, celui qui atteindra le bonheur parfait, ces systèmes, par les dispositifs de contrôle qu'ils ont développés pour vérifier l'atteinte de leurs objectifs, ont rejeté les citoyens à l'extérieur de tout ce qui conditionnait leur vie :
la politique, hors du parti point de salut, l‘économie, sans l'étatisation rien n'est possible, le social, les classes laborieuses avant tout, l'éducation, la parole du chef est irremplaçable, la religion orthodoxe tolérée mais réduite aux manifestations de son apparat...
Les héros du roman sont préoccupés de choses qui échappent à la main mise du pouvoir, mais subissent son incapacité : l'avortement de la petite amie malencontreusement engrossée, la syphillis de Gjon, les soirées alcool-musique, le magnétophone comme outil de libération de la parole, l'attrait de l'occident, de sa musique, de ses moeurs.
Mais leur amitié, aussi factice qu'elle a été rapide à se créer durera-t-elle dans cet environnement de faux semblants. Gjon en doute. Il se demande à quoi cette amitié pourrait servir, si ce n'est les aider à sortir de ce sytème mortifère, un système qui ment chaque jour sur la réalité ; pour cela il décide de proposer à ses amis de créer une vérité nouvelle à partir d'un mensonge.
Leur marge de maneuvre est limitée, au fonds, ils ne diffèrent pas des autres habitants de la ville, (les maquereux, les trafiquants, les filles vénales), dans leur tentative de trouver une solution pour ....fournir...une contribution plus importante à la société...
Solution qui leur permettra, c'est surtout vrai pour Gjon, de quitter N, et de retrouver la capitale Tirana.
Mais, peut-on répondre à un mensonge par un autre mensonge. Les amis débattent de ce sujet, ils prétendent qu'ils «....seront coupable au regard de la Vérité abstraite, mais tout à fait innocents vis à vis de notre patrie.»
Ce projet finira par couter à Gjon l'amour de Stella, la fille de ses propriétaires, peut-être l'amitié de Mentor et Eugjen, mais il persiste.
Un livre crû, sans complaisance pour les personnages, qui préfigure dès 1959 l'écroulement des sociétés communistes, une oeuvre visionnaire à l'image de toute l'oeuvre d'Ismail Kadaré.

Lien : http://desecrits.blog.lemond..
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