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Critique de DocIdoine


J'ai toujours aimé Kafka. Je le relis tous les dix ans environ. A chaque fois, je prévois d'être déçu et de me demander ce que j'avais bien pu y voir dix ans avant. Mais le charme opère de nouveau.

Je me représente involontairement le monde de Kafka en clair-obscur, en noir et blanc, comme les décors du Cabinet du docteur Caligari, du Golem de Wegener ou d'un film de Murnau. C'est quelque chose de radicalement étranger à l'esprit voltairien de la littérature française. Mais c'est aussi une lecture dont je me suis rendu compte qu'elle s'adressait essentiellement aux hommes, ce qu'il m'était impossible de suspecter a priori. Souvent, notamment au cours de mes études universitaires ou au début de ma carrière d'enseignant, j'ai essayé de partager Kafka avec des amies étudiantes ou des consoeurs, et la réaction, invariablement (sur une cinquantaine de cas environ), c'était: "Je n'aime pas", "On n'y comprend rien", "C'est chiant", "Je ne suis pas arrivée à le lire", "je me demande ce que tu y trouves", etc. Pourquoi? Je n'en sais rien.

Kafka en allemand - j'en connais de larges passages par coeur - est un peu différent de la traduction de Vialatte. Mais Vialatte est un traducteur génial, et j'ai autant de plaisir à lire les deux. La grande traduction est un art autonome, car les langages - la combinaison d'une langue et d'une personnalité - sont toujours, nécessairement, incompatibles pour l'essentiel. Il s'ensuit que toute traduction est donc une création littéraire à part entière, à considérer comme telle. Edgar Poe par Charles Baudelaire, Franz Kafka par Alexandre Vialatte sont des chefs-d'oeuvre. Mais ce n'est pas un hasard. Baudelaire et Vialatte avaient la passion de leur sujet. Leurs traductions n'étaient pas inspirées par l'appât d'un bénéfice quelconque en dehors de la satisfaction de créer. Quelquefois, ça ne suffit pas. Il y a des traductions ratées, comme le Monde des non-A de van Vogt par Boris Vian qui - un peu inexplicablement - est la plus illisible cochonnerie qu'on puisse se farcir par temps de pluie.

Mais Kafka par Vialatte reste un chef-d'oeuvre indépassable, autonome, valable en soi et pour soi, indépendamment même de l'original. Je me souviens qu'une grosse maison d'édition dirigée par des philistins quelconques (oui, je sais bien que c'est un pléonasme) avait pensé commercial d'opérer un aggiornamento du Procès en s'arrogeant l'audace de "corriger" (!) la traduction de Vialatte. Ca ose toutes les profanations, les cons. Comme Erik Satie à Jean Poueigh, on a envie de leur dire "vous n'êtes qu'un cul, pire, un cul sans musique". Mais ils ne comprendraient pas.

Bien sûr, le Procès est mieux interprété dans la perspective de la "romantische Ironie" héritée de l'irrationalisme militant du Cercle d'Iena qui s'opposait résolument à l'esprit français des "Lumières", ou avec quelques éléments de talmudisme ashkénaze... mais on peut aussi très bien s'en passer. C'est plus une lecture à vivre, à ressentir, organiquement, qu'à décortiquer. Et ça, je ne suis pas sûr qu'on puisse l'apprendre. La littérature de Kafka est un peu comme un parasite qui vit sur vous en symbiose, qui vous bouffe un peu la viande, et dégorge épisodiquement un peu de son encre dans votre système circulatoire. S'il n'y a pas à l'origine une compatibilité organique entre le symbiote et son hôte, ça ne marchera sans doute jamais.
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