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Critique de HordeDuContrevent


Poésie de l'eau salée et des étendues bleues, d'un lyrisme populaire, blues écumeux traversé par les courants noirs de la mélancolie…

Les écrits de Nikos Kavvadias est à la poésie grecque ce que le Rébétiko est à la musique et à la danse grecques, une poésie nostalgique des bas-fonds, des bas-fonds marins pour Kavvadias, une poésie des marins qui côtoient les bordels, aux nuits de débauche imbibées de ouzo, une poésie un tantinet grossière sortie des cargos, des hôtels de passe et des prisons mentales.

Une poésie qui crie le mal de départ. Une poésie qui chante la peur du retour. Une poésie de l'errance qui cherche inlassablement un lieu où demeurer, brinqueballée entre le mal de mer et le mal de terre.

« Toute ma vie je resterai l'amoureux, idéal et abject,
des voyages lointains et des étendues bleues,
et je mourrai un soir pareil à d'autres soirs
sans avoir dépassé l'horizon vaporeux »
[Extrait de Mal du départ - Marabout ]


« Vivre toujours dans la même contrée
et avoir l'obsession des départs ;
mais en quittant le bureau, le soir,
filer mater les filles dans les cafés »
[ Extrait de Cafard - Marabout ]


« Je veux, Eurydice, partir me tuer sur les bateaux.
Cette nuit, un pressant désir de fuir m'a envouté.
Mais lorsque l'aube rose pointe à ma fenêtre,
on me retrouve souillé.
[Quatrain II – Poèmes épars ]



Nikkos Kavvadias est né loin de sa patrie, en Russie, au début du 20ème siècle. Cette naissance lointaine suivie d'un long voyage de retour vers la péninsule grecque a marqué son âme, a scellé son destin de marin puis a imprégné sa poésie marquée de frénésie mélancolique et d'exotisme et dont les thèmes sont ceux de l'exil, de la perte de la famille, des amours tarifés, des mystères qui entourent la femme, des amitiés viriles, de la crasse des cargos, de la consommation excessive d'alcool et de drogues. Sa poésie est la plainte des esseulés et des exilés, celle des empêchés qui, comme Ulysse, rêvent de revenir pour avoir envie de repartir aussitôt arrivé à bon port.

Nikkos Kavvadias est marin avant tout. Sa poésie se déploie en mer, dès qu'il navigue. Ce n'est pas un poète qui rêve de mer ou qui imagine la mer, c'est un marin, un vrai, dont les aventures maritimes se font poésie. le métier précède son art, le métier nourrit son art. L'auteur est toujours resté marin avant tout, loin des cercles littéraires. Un ermite de la mer, un marin « qui écrit des poèmes, et non un poète qui voyage pour en écrire ».

C'est lors de ses premières grandes traversées au début des années 1930 sur le navire marchand Polikos qu'il écrit ses premiers poèmes qui formeront le recueil Marabout, mon préféré de ses trois recueils, pourtant moins innovant, plus « vert » l'auteur n'ayant alors que vingt-trois ans. J'aime dans ce recueil ses fables marines, sa manière de faire des poèmes de véritables histoires souvent teintées de fantastique. le poème Marabout qui a donné son nom au recueil est magnifique et stupéfiant, il a des accents kafkaïens, de belles teintes surréalistes. Histoires de ports, d'hommes endurcis, de femmes perdues, d'innocence envolée, de mers du Sud, de maladies tropicales, d'alcool, de tatouages, voilà ce que nous offre le poète dans ce premier recueil.


« Les dimanches, tandis que seuls ceux de quart travaillaient,
on se rassemblait là, on allumait des feux ;
à voix basse, on se disait des trucs salaces, des histoires de femmes,
et notre maigre ration, on la jouait aux cartes avec obstination.

Sur cette proue, j'ai détruit l'être tranquille que j'étais,
abîmant pour toujours son âme tendre d'enfant.
pourtant, jamais ne m'a quitté mon rêve obstiné,
et sans relâche la mer, quand elle rugit, me raconte bien des choses ».
[ Extrait de Notre proue – Marabout ]


Ses deux autres recueils Brume et Traverso, moins descriptifs et narratifs, plus innovants au fur et à mesure que l'auteur prend de l'âge, plus métaphoriques et plus pessimistes aussi, sont également présents dans leur intégralité, ainsi que des poèmes épars publiés dans différentes revues rassemblés en fin d'ouvrage.

« Les marins en ont marre de la barre
L'un de tes yeux se fait vieux et s'endort,
l'autre aux aguets se souvient
d'une lueur aveuglante, immobile et lointaine.

Le bosco se réveille, maudit la métisse
qui pleure et la bouteille tout autant.
Au large, quelque part à neuf mille milles,
la roussette patiente et s'ennuie ».
[Extrait de Mal de terre – Brume ]


Courant noirs est un livre tout à fait exceptionnel dans le sens où pour la première fois est rassemblée en un seul volume, et traduit en français, toute l'oeuvre de ce grand poète. C'est une première, toutes langues confondus et grec compris, fait notoire qui mérite d'être souligné. Une édition intégralement bilingue qui plus est, comportant des poèmes inédits. Pour mesurer si besoin était, toute l'importance de ce livre, mentionnons que toute une génération de marins et d'émigrants récitent ses poèmes, que ses vers ont été pour beaucoup mis en chansons et interprétés par les compositeurs et les chanteurs les plus connus des années 1970 et 1980.

La langue de Kavvadias est libre, inventive, familière et simple d'accès, parfois pourtant teintée de mystère et souvent bigarrée. Elle est pleine de vie, de pulsions et d'élans. J'ai beaucoup aimé lire régulièrement ces différents poèmes immersifs, marqués par la géographie et la présence de nombreux personnages, réels ou historiques, voire mythologiques dont le poète endosse le personnage par moment à tel point de ne plus savoir qui parle. Les effets des paradis artificiels jouent sans doute beaucoup dans ce flou brumeux qui fait tout le sel de ces vers, surtout dans Brume et Traverso. Soulignons le travail remarquable de Pierre Guéry pour sa magnifique traduction et sa superbe préface qui contextualise l'oeuvre, l'explique et développe ses choix de traduction.

A déguster comme nous nous écoutons et savourons un Rébétiko ou un Fado. Avec abandon, avec lâcher prise. En se laissant porter par les vagues de l'âme, en se laissant submerger par le vague à l'âme…

Un immense merci aux éditions Signes et Balises, ainsi qu'à Babelio, pour l'envoi de ce magnifique ouvrage lors de la Masse critique d'automne. Quel cadeau extraordinaire !


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