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Critique de Sofiert


Ce roman historique, qui se déroule en partie dans l'Australie du Sud au XIXe siècle, est aussi une magnifique histoire d'amour queer qui va basculer dans le surnaturel sans pour autant sombrer dans l'illuminisme.
Étrange mélange de genres en effet, qui n'exclut pas un certain mysticisme et qui ménage une large place au lyrisme. Car l'écriture de Hannah Kent bouillonne de métaphores et livre de grandes incursions poétiques, en particulier dans les relations de l'homme à la nature.

Johanne Nussbaum vit avec son frère jumeau Matthias et ses parents dans une vieille communauté luthérienne de Prusse. La vie quotidienne à la maison est conditionnée par le travail et la religion. Hanne est différente des autres jeunes filles. Elle se sent connectée à la nature et préfère vivre dehors. On découvre au fur et à mesure qu'elle a un don de synesthésie. Elle entend vibrer la nature sous forme de musique, écoute le chant des noyers et des banksias, ressent des mélodies de lumière, de froid et de boue sur sa peau.
" le son de cette campagne est une note soutenue qui n'en finit jamais. C'est un bourdonnement qui recèle en une même harmonie toutes les autres musiques de ce lieu. Tout autre son est tissé autour."

Pour les jeunes filles du XIXe S, il n'y a d'autre option que la préparation au mariage et sa mère souhaite qu'elle se consacre à des activités féminines, comme la confection du trousseau. Lorsque Thea Eichenwald, qui a le même âge, déménage au village avec ses parents, Hanne trouve en elle une amie qui l'accepte telle qu'elle est.
Très vite, la relation entre les deux jeunes filles se transforme en un amour profond qui va beaucoup les troubler, d'autant plus qu'elles ne trouvent pas de mots pour le qualifier , tant une telle relation est inimaginable dans cette communauté luthérienne.

Hannah Kent a déclaré à une journaliste australienne : "Je ne pense pas qu'on puisse écrire une relation queer dans un contexte historique sans mentionner la religion. Cela représentait une part énorme de la vie des gens, non seulement en termes de système de croyance, mais aussi en termes de manière dont leurs communautés étaient organisées au quotidien."
La religion, la foi occupent une place substantielle. Tous les personnages sont en effet animés par un profond sentiment religieux, basé sur la théologie luthérienne et qui donne cohésion à la communauté.

En 1838, les luthériens reçoivent l'autorisation de quitter l'Allemagne et d'émigrer en Australie-Méridionale où ils seront libres de pratiquer leur culte comme ils l'entendent. Pour décrire leur long voyage à bord du Kristi, l'auteure s'est basée sur le véritable périple du Zebra qui a amené une communauté d'immigrants en Australie. Elle dépeint des conditions éprouvantes de promiscuité, de maladies et de famine.

Et c'est là que la narration bascule dans le fantastique, de manière totalement inattendue.
Je vous laisse le plaisir de découvrir le twist avec le changement de point de vue narratif, twist périlleux et qui aurait pu être un ratage complet mais qui, de mon point de vue, fonctionne. Sans doute grâce à l'écriture infiniment poétique de l'auteure.

Lors du débarquement en Australie, Hannah Kent va jongler avec la réalité historique de l'installation des colons et l'histoire d'amour bien particulière entre Hanne et Thea, le tout dans une célébration quasi chamanique de la nature.
" Nous sommes restées ainsi des années. La lune s'est nappée de cire, s'est mise à décliner, et nos cheveux se sont mêlés au sol de la forêt. Sur nos paumes ouvertes a poussé une peau de mousse."

Pour signifier la relation fusionnelle de Hanne avec le vivant, d'abord les arbres, puis les animaux, l'auteure emploie la première personne du pluriel alors qu'elle utilisera le je lorsque Hanne s'exprime en son nom propre. Il s'agit donc de l'addition de deux identités qui se fondent dans des métaphores exceptionnelles.

Hannah Kent n'oublie pas d'évoquer l'aspect colonialiste de cette migration des luthériens. Elle est particulièrement sensible aux dommages qu'ils causent aux terres des Peramangk. Alors que les aborigènes se sont empressés d'apporter leurs connaissances et leurs conseils pour se procurer de la nourriture, les colons vont très vite les rejeter lorsque la communauté va s'organiser et défricher les terres pour les cultiver.
"Mais tout au fond de mon coeur de bois, de mes veines de racines et de feuilles, je sentais plus fort encore, qu'en rasant cette terre nous la mutilions, et ce triomphe que nous retirions à le faire me semblait mauvais, impie."

Avec ce twist en milieu de parcours qui nous fait basculer dans un registre différent, l'auteure a pris le risque de perdre les lecteurs allergiques au surnaturel. Pour ma part, je pense que faire cohabiter une tessiture réaliste et une tessiture fantastique nécessite une grande maîtrise, et sans doute une écriture particulièrement poétique.
Le défi est relevé avec brio.



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