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Critique de Zenification


Mettre à l'honneur l'ouvrage Enten - Eller. de Victor Eremita, c'est témoigner de la valeur de ces piles massives sur lesquelles reposera le pont d'une pensée qui ne cessera de se développer jusqu'à ce que la mort emporte son auteur. Il est question d'une philosophie originale qui s'appuie sur la critique musicale et littéraire, principalement dans la première partie de l'ouvrage. L'avant-propos nous apprend qu'un homme trouve deux liasses de papiers alors qu'il avait acheté un vieux secrétaire chez un brocanteur. La première liasse écrite par A fera l'objet de la première partie de l'ouvrage dans laquelle sera analyser le choix esthétique en tant que mode d'existence. La seconde liasse est écrite par B, aussi appelé Wilhem, et illustrera le choix éthique.


« Les filles ne me plaisent pas. Leur beauté s'évanouit comme un rêve et comme le jour d'hier une fois qu'il est passé. »


C'est ici que débute la lutte du fier chevalier romantique et égocentrique qu'est l'esthète. Cette citation extraite des « Diapsalmata », recueil d'aphorismes assez ludique par bien des aspects, illustre une difficulté qui semble inhérente à l'homme : celle de supporter sa conjointe sur la longue durée. Le temps fait son oeuvre et la rose du printemps annonce sa décrépitude à l'approche de l'automne.


Ce n'est qu'après avoir esquissé une telle difficulté que le stade esthétique est réellement envisagé dans le brillant essai « Les Stades immédiats de l'éros ou Érotique musicale ». Comment agir face à l'oppressante monotonie qui menace la réplétion de l'amour ? Sa réponse, il la trouvera dans l'expression du désir virevoltant, à la manière d'une abeille butinant la plus belle fleur du champs jusqu'à extraction complète du pollen, pour ainsi reproduire l'opération avec une autre plus jolie encore. L'individu doit désirer ardemment, vivre dans l'immédiat, faire de l'instant la ressource même de l'objet de son désir : la beauté.


La dernière sous-partie « Le Journal du séducteur » est probablement la composante de l'ouvrage qui a fait coulé le plus d'encre. Cette mise en perspective de la relation Johannes-Cordélia et celle de Kierkegaard-Olsen est d'autant plus troublante que l'on pourrait l'interpréter comme une réévaluation du propre vécu de l'auteur. Ce roman regorge de quelques jolis passages, mais certaines descriptions peuvent parfois témoigner d'un manque de beauté et d'intérêt pour un auteur qui se veut le chantre du Beau. Roman de séduction pour des jeunes gens obnubilées par l'amour ? Pas exactement, c'est davantage le récit d'une stratégie intellectuelle élaborée par le personnage Johannes, très machiavélique dans sa démarche, se servant d'un environnement résolument sélectionné. L'esthétique triomphe, l'esthète comparé à l'éthicien, a compris le sens réel de l'amour ; il sait le ressentir profondément, en a compris sa spécificité et sait qu'une fois l'ultime jouissance atteinte, le moment des séparations demeure inévitable. Cela renforce l'idée que « la jouissance ne se trouve pas dans ce dont je jouis, mais dans l'exécution de ma volonté ». Cet échec de la relation entre les deux personnages introduit donc la seconde partie de Enten - Eller.


« l'amour romantique se fonde sur une illusion [...] bien qu'il soit convaincu de sa constance absolue, le chevalier de l'amour romantique en a aucune certitudes. »


La seconde partie s'organisant sous forme de lettres que Wilhem semble adressé à son correspondant A, l'on peut y voir cette partie de l'ouvrage comme la continuité logique de la première ou, selon l'interprétation que l'on en fait, une partie succincte. Je penche pour la première option car il est plus question d'une remise en question du stade esthétique afin de l'amener à se dépasser dans ce qui semble être le stade éthique. Wilhem, en réfutant la partie trop idéale de l'approche esthétique, va néanmoins en retenir la beauté prodiguée par l'amour et surtout, le mariage.


« La Valeur esthétique du mariage » est le premier essai qui introduit la seconde partie de l'ouvrage. Wilhem, par de nombreux excès de lucidité morale, tente de démontrer que le mariage a valeur d'éternité. L'amour romantique est l'expression imparfaite de l'amour éternel puisqu'il repose sur la fondation éphémère d'une relation ; il ne verra sa grandeur et son aboutissement que dans le mariage. Pourtant, l'ombre de la monotonie dénoncée par Johannes plane toujours sur cet amour inscrit dans le mariage. Est-elle inévitable ? À moins d'être doté d'une véritable volonté découlant d'une vision exclusivement morale, oui. À la lecture de ce bel essai, l'on en déduit que « L'amour conjugal a donc son ennemi dans le temps, sa victoire dans le temps, son éternité dans le temps ». Que de plus, le mariage saisit l'amour absolu, non dans son immédiateté mais dans sa beauté historique. Il responsabilise, et permet d'aboutir à l'examen du second essai.


Le choix que fait un individu permet de déterminer sa personnalité tout en étant sincère avec lui-même et en renouant avec son moi. D'autre part choisir, c'est exprimer sa liberté dans la mesure où l'individu sait comment il souhaite se réaliser. C'est de cela que traite « L'Élaboration de la personnalité », pas moins pertinent que l'essai précédent. Mais quel éclaircissement pour le lecteur ! Après plus de cinq cents pages, l'on trouve finalement le trésor qui donne tout son sens au titre de l'ouvrage ! Envisager son choix d'existence sans omettre son rapport avec la réalité, voilà un coup décisif porté à l'existence de l'esthète qui repose sur la poièsis, concept basé sur une réconciliation artistique mais qui ne s'inscrit nullement dans la réalité. Considérer le mal et le bien comme des notions inhérentes à tout choix auquel l'individu sera confronté et ainsi devenir responsable, voilà ce qui semble caractériser la valeur du choix.


« L'Ultimatum » vient enfin clore l'ouvrage. D'inspiration nettement plus religieuse, cette composante de l'ouvrage nous enseigne, par l'intermédiaire d'un pasteur en Jutland et ami de Wilhem, que « Vis-à-vis de Dieu, nous avons toujours tort ». Cette conception largement inspirée du Livre de Job illustre le lien fort que peut unir l'individu à un choix d'existence lié au religieux. Partie à la fois décisive et annonciatrice des prémisses d'une philosophie de l'existence, c'est du moins ce que le leitmotiv de Kierkegaard semble exprimer en fin d'ouvrage : « seule, la vérité qui édifie est vérité pour toi ».



C'est donc après cette longue lecture que le lecteur ressortira, triomphant. Triomphant car témoignant d'une volonté impressionnante, il a traversé ces grands sentiers intelligibles faits de développements et d'argumentations tantôt poétiques tantôt indigestes. L'auteur dépassé par son sujet, semble avoir envisagé différentes manières d'exister. Son essai découle de son expérience et de sa vie menée avec Régine Olsen en poursuivant par leur fatale séparation ; c'est donc sûr, l'essai présente un intérêt philosophique très singulier d'autre part il est le miroir de ce qui semble être une réévaluation de l'expérience de son auteur, un tribunal intérieur quant à la portée des choix qu'il a pu faire. N'est-ce pas la plus grande force de l'ouvrage au final ? de traiter de sujets tout aussi intéressants que personnels, alternant différents genres : du recueil d'aphorismes aux essais, en passant par le roman puis la forme épistolaire. Important par sa densité, l'ouvrage accroche le lecteur en lui permettant de voyager entre différentes formes d'argumentation. Les concepts également abondent, certains présentent beaucoup d'intérêt, d'autres ne sont pas forcément utiles à la compréhension de l'idée générale dégagée par ce livre titanesque.


À la fois admiratif de la beauté de l’ouvrage traduit par le trop célèbre Régis Boyer, par l’intérêt philosophique qu’il porte, mais également par la diversité qu’un tel livre offre à son lecteur, il se pourrait bien que toute personne puisse être séduite. Mais également, la densité de l’ouvrage peut repousser aux premier abord le lecteur, trop fainéant pour s’enquiquiner avec des considérations argumentées sur plusieurs centaines de pages. Il s’agirait donc d’une première lecture très intéressante pour aborder Kierkegaard, non pas indispensable. Il n’empêche que Enten - Eller. demeure le berceau de l’existentialisme et d’une véritable critique originale de l’hégélianisme que l’auteur développera dans son Post-scriptum aux miettes philosophiques.
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