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Critique de FrancescoRimini


Le père de Danilo Kis a été arrêté en mai 1944, dans le village hongrois de Kerkabarabas, où la famille s'était réfugiée chez des parents en 1942. Il a disparu à Auschwitz.
La lettre, qui sert de "table des matières" à "Sablier", a été achevée, en avril 1942 ,dans une ancienne écurie où une de ses soeurs avait "généreusement" installé Eduard Kis, sa femme et ses deux enfants.
Danilo Kis, dans le "prologue" du roman, imagine que cette lettre a été terminée de nuit, à la lueur d'une lampe à pétrole dont la réserve était sur le point de s'épuiser. (La lampe à pétrole est donc une sorte de sablier inversé: alors que le sable coule vers le bas selon la loi de la pesanteur, l'huile qui alimente la flamme s'évanouit par le haut.)
La lettre est un document authentique et autographe. Elle donne la matière, le contenu du livre. Elle remplace en quelque sorte l'intrigue du roman classique.
Celui-ci est composé de quatre types de section.
Les sections « Tableaux de voyage » sont descriptives. Elles montrent "l'homme" (E.S., le double romanesque du père de Danilo Kis) vu de l'extérieur dans différentes situations
Les sections « Carnet d'un fou » sont rédigées par E.S. à la première personne. C'est une sorte de journal philosophique qui contient également deux brouillons de la lettre. Eduard Kis a fait un long séjour en asile psychiatrique dans les années 30. Danilo Kis donne à la folie de son père une signification quasiment prophétique. Comme un prophète, ce dernier sentait venir le désastre inévitable de l'Holocauste.
Les sections « Instruction » (au sens d'enquête) sont rédigées sous la forme de questions-réponses : elles symbolisent toutes les questions que la lettre du père pourrait soulever et auquel il n'est possible que de donner une réponse imaginaire, « romanesque ». Ce sont les parties les plus narratives du « roman ». On y lit notamment le récit du voyage que E.S. effectue à Novi Sad pour régler différentes affaires (vider son ancienne maison des derniers meubles que la famille a laissés dans son Exode à la campagne, protester contre la réduction de sa retraite d'ancien inspecteur des chemins de fer, obtenir deux certificats de baptême chrétien orthodoxe pour ses enfants (la mère de Danilo Kis était monténégrine et par conséquent, les enfants n'étaient pas « juifs »).
Les sections « Audience du témoin » sont rédigées dans le style des « Carnets d'un fou » mais mettent en scène E.S. (qui répond à la première personne) et des policiers (La lettre mentionne que le père a été convoqué deux fois par la police).
A la première lecture, le livre est très difficile à appréhender. La clé se trouve à la fin, mais il n'est pas facile d'arriver jusque-là. Une fois que le rôle de la lettre est compris, la deuxième lecture est passionnante. Mais, je dois dire que la biographie de Mark Thompson, « Extrait de naissance, l'histoire de Danilo Kis » donne des informations précieuses pour comprendre le mécanisme de ce texte qui n'est pas un « roman » au sens classique du terme.
La question centrale du livre est peut-être celle de la survie : qu'est-ce qui reste d'un être après la mort ou d'un peuple après son extermination ? La réponse « positiviste » est rien, le néant. Mais Danilo Kis oppose à ce constat impitoyable, la protestation de l'écriture et parvient à arracher aux matérialistes une concession, il ne reste « presque rien ». Ce « presque rien », c'est la lettre du père qui fait surgir l'édifice immense de la reconstruction littéraire.
Le texte oppose ainsi les images de la destruction matérielle totale de l'être humain à celles de son hypothétique survie au-delà de la mort. le cerveau du docteur Freud, une connaissance D E.S. que celui-ci découvre gisant sur le trottoir au coin d'une rue durant les « journées froides de Novi Sad » (massacre de juifs et de serbes perpétrés en 1942 par les fascistes hongrois), ce cerveau, morceau de chair sans vie, symbolise la disparition totale de « l'âme ». Les réflexions D E.S. alternent, de manière maniaco-dépressive, les idées d'élévation et de chute, de l'arrachement à la matière et du retour de la poussière à la poussière.
L'arche de Noé est un mythe de la survie qui traverse tout le livre, comme celui de l'Exode. E.S. caresse parfois l'illusion d'échapper au déluge universel : après tout, il a survécu au travail forcé, aux journées froides et à l'effondrement de sa maison. Mais, finalement, il atteint la lucidité du caractère inévitable de la mort individuelle et collective, qui le font accuser de folie.
La dernière phrase du roman est Non omnis moriar, « Je ne mourrai pas tout entier ». Il s'agit d'une citation d'Horace qui parle de l'immortalité acquise par la grâce de son oeuvre littéraire. L'ironie est évidemment que cette « oeuvre » est la lettre du père, ce « presque rien » dont Danilo Kis est parvenu au prix d'une élaboration impressionnante à faire « quelque chose » et quelque chose de grand.


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