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Critique de Zebra


Zebra
26 février 2013
« L'oiseau bariolé » (1965) est, disons-le franchement, un livre un peu spécial. Écrit par Jerzy Kosinski, l'ouvrage - de renommée internationale – est réellement déroutant : s'agit-il d'une autobiographie romancée sur la Shoah ? d'une parabole surréaliste sur la destinée humaine ? d'un exutoire écrit par un vrai-faux témoin privilégié mais impuissant et culpabilisé par une réalité effrayante qui le dépasse ? L'ouvrage offre à mon sens plusieurs niveaux de lecture. Autre particularité : il soulève des questions d'une brulante actualité, sur la vérité, l'adoption et l'utilisation des témoignages. En effet, qu'est-ce que la vérité, considérant que la vérité historique n'est ni la vérité littéraire ni la vérité psychologique ? qu'est-ce que l'adoption sinon une position (temporairement ?) inconfortable, entre le déracinement (d'une ancienne famille) et l'enracinement (dans une nouvelle famille) ? comment éviter la récupération des vrais-faux témoignages, lesquels appliqués à la Shoah peuvent encourager le négationnisme ?

Le thème du livre ? Nous sommes en 1939, en Pologne. Un petit garçon, Juif polonais, âgé de six ans, est confié par ses parents (son père est un activiste anti-nazi) à la garde de paysans, dans un village situé à l'Est du pays (donc loin de l'Allemagne), dans le but que l'enfant ait quelque chance de survie dans un univers marqué par la montée du nazisme et les persécutions. Les parents perdent la trace de l'enfant. Celui-ci erre de village en village, fuyant une campagne hostile et violente. Pourchassé, l'enfant - qui a les yeux et les cheveux noirs, là où tout le monde est blond aux yeux bleus - évolue au milieu des hommes tel un oiseau bariolé : il tente de se fondre dans la communauté villageoise polonaise mais il est celui par qui le malheur arrive (les Juifs n'ont-ils pas assassiner le fils de Dieu ?) et il est donc condamné à être persécuté, tel un oiseau dont on peint les ailes afin qu'il soit assassiné par ses congénères qui ne le reconnaissent pas. Dans ce voyage au bout de l'enfer, l'enfant – en quête de ses semblables, semblables dont il dépend pour sa survie - ne restera en vie qu'au prix de blessures physiques et psychiques ineffaçables. L'auteur nous rapporte les troubles, les violences et les persécutions subies par l'enfant : il effectue des travaux très pénibles ; il est battu, pourchassé, humilié, témoin d'atrocités, de tortures, de meurtres et de viols ; dans chaque famille où il va, les choses tournent mal pour lui et il doit s'enfuir. Jerzy ne nous épargne rien. Ainsi, mais je n'en dirai pas plus, une jeune Juive handicapée se fait violer par un homme, un lapin est dépiauté vivant sous les yeux du petit garçon, un homme arrache l'oeil d'un autre avec une petite cuillère, les petits paysans immergent l'enfant dans l'eau glacé afin de le noyer, l'enfant est jeté dans une fosse à purin, etc.

Jerzy Nikodem Kosinski, de son vrai nom Jozef Lewinkopf, est né à Lódz en Pologne en 1933, quelques mois après l'accession d'Hitler au pouvoir. Né d'une famille d'intellectuels et d'artistes Juifs, il survit à la Seconde Guerre mondiale en se cachant sous une fausse identité chez des paysans polonais dans l'Est du pays. Un prêtre catholique lui aurait délivré un faux certificat de baptême afin de le faire passer pour un vrai chrétien. Jerzy Kosinski ne retrouve ses parents qu'en 1945. Il serait resté longtemps muet jusqu'à ce qu'un accident de ski ne lui fasse recouvrer l'usage de la parole.

A ce titre, « L'oiseau bariolé » ressemble à s'y méprendre à l'histoire personnelle de Jerzy Kosinski. Alors, est-ce une autobiographie romancée sur la Shoah ? Non, d'ailleurs l'auteur déclara qu'il s'agissait d'une fiction littéraire, affirmant « Quand vous écrivez de la fiction, la partie de vous qui écrit est totalement séparée de celle qui vit votre propre vie. ». Par ailleurs, et bien que ces événements étaient, hélas, monnaie courante à cette époque, d'aucuns pensent qu'ils n'ont selon toute vraisemblance pas été personnellement vécus par Jerzy Kosinski. La preuve ? Les témoins de la Shoah sont généralement moins bavards sur les démonstrations de sadisme dont ils ont été l'objet ou dont ils ont été les témoins. de plus, sous une telle avalanche de tortures un enfant de six ans n'aurait pas survécu seul aussi longtemps, là où un adulte aurait rapidement sombré. Enfin, à l'examen, le livre ne paraît pas avoir été écrit par Jerzy Kosinski seul : il ne maitrisait pas suffisamment la langue anglaise et de longs passages du livre semblent avoir été empruntés dans des textes polonais méconnus, ce qui expliquerait certaines différences de style.

Une parabole surréaliste sur la destinée humaine ? Probablement. Pour être accepté par ses semblables, l'homme doit indiscutablement avoir des comportements similaires aux leurs. Être Juif ou bohémien dans la Pologne de cette époque c'est incontestablement être différent. Or, si l'homme a peur du changement, il a encore plus peur de la différence. Être différent, c'est à la fois visible et dérangeant ; c'est s'exposer et provoquer l'autre, parfois au péril de sa propre vie. « L'oiseau bariolé » regorge de preuves accablantes en ce domaine, l'enfant Juif n'ayant dû sa survie qu'à sa débrouillardise et à la chance. Prenant un peu de recul, on pourrait dire que la vie de tout être humain recèle une part de tragédie : il faut l'accepter et ça donne un sens à la vie, laquelle perd de sa banalité. Cette tragédie est d'autant plus acceptable qu'elle s'accompagne de petites joies, et c'est le destin de l'homme. Des joies, il y en a dans « L'oiseau bariolé » : ainsi, l'enfant Juif se prend d'affection pour le petit garçon jeté par les siens en dehors du wagon plombé qui l'emmenait vers un camp de concentration ; l'enfant Juif se lie d'amitié avec un adolescent muet mais costaud, surnommé « le Silencieux » ; l'enfant Juif découvre les premiers gestes amoureux dans les bras d'une jeune paysanne.

Comment accepter d'avoir survécu là où nombre de vos proches ont disparu, innocents réduits d'abord à l'état de squelettes vivants avant d'être broyés par la barbarie nazie ? L'histoire nous le rapporte : les fours crématoires servaient à exterminer en priorité les enfants ; venaient ensuite les handicapés, les personnes âgées et tous ceux qui étaient en grande faiblesse. Or, la protection des plus faibles est une des valeurs de notre civilisation judéo-chrétienne. le survivant, en l'espèce Jerzy Kosinski, était un enfant à l'époque des faits : or la violence nous paraît d'autant plus grande qu'elle est exercée contre un enfant. Jerzy Kosinski ressent en tant qu'adulte sa survie comme une faute, car il n'a pas fait partie des victimes. Enfant, il était impuissant devant l'occupant, devant les barbelés, devant l'impassibilité des gouvernements occidentaux, etc.. Adulte, après la Seconde Guerre mondiale, cette impuissance et cette culpabilité le martyrisent. Écrire, c'était résister, s'opposer, cracher une partie du venin qui le rongeait, redevenir vivant et se reconstruire enfin une identité autonome. Alimenté par des éléments réels, écrit en 1965, « L'oiseau bariolé » pourrait avoir servi d'exutoire pour un vrai-faux témoin impuissant, durablement culpabilisé par une réalité effrayante et inacceptable, et malheureux de n'avoir jamais été à sa place.

« L'oiseau bariolé » est un best-seller mondial, souvent cité parmi la liste des incontournables. Poignant, atroce mais fascinant, le livre est un long et pénible monologue, sec, sale, sombre, brutal, violent et effrayant, jusqu'à l'insupportable. le style est sobre. Les personnages sont variés (Olga, la guérisseuse, Martha, la sorcière, Lekh, le chasseur d'oiseau et les autres, sans oublier les Kalmouks et les soldats de l'Armée Rouge). Rude à supporter, l'ouvrage contient heureusement quelques éléments poétiques et fantastiques qui permettent de supporter les images de la guerre, de la barbarie et de la monstruosité humaine mise à nue. La fin du livre est une délivrance.

Destiné à un public averti.
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