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Critique de HordeDuContrevent


Je voudrais avant tout remercier chaleureusement Idil (@Bookycooky) pour m'avoir autant donné envie de lire ce livre « Les abeilles grises » de l'ukrainien Andréï Kourkov, avec sa belle et riche critique. Il est certes troublant, troublant d'actualité vu qu'il raconte la guerre menée par les russes contre l'Ukraine, troublant car publié en février 2022 juste avant le déclenchement de la guerre actuelle. Mais il est avant tout magnifique. Quelle plume, quelle humanité, quelle poésie, quelle philosophie de vie brillent dans ce recueil ! Je l'ai dégusté, me suis adaptée au rythme lent du livre et j'ai eu envie de rester aux côtés du narrateur, Sergeï Sergueïtch. Je l'ai lu souvent à voix haute, comme une envie, voire un besoin, tant ce livre a une belle musicalité.

Nous sommes dans un tout petit village abandonné coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses, dans le Donbass, une zone dite grise, un no man's land, un entre deux où les deux camps s'entremêlent, où les frontières sont floues. Abandonné, ce village, car les gens ont choisi leur camp, soit ils ont rejoint la Russie soit l'Ukraine. Seuls y vivent deux hommes, ennemis d'enfance, Sergeï et Pachka, qui ont décidé de rester pour maintenir le village en vie. Deux solitudes obligées de coopérer, de s'entraider, de se reconsidérer. D'apprendre à se respecter et à s'apprécier même malgré leurs différences de vue sur le conflit, Pachka plus ou moins proche des russes, par opportunisme, auprès desquels il arrive à se procurer des denrées alimentaires, alors que Sergeï sympathise par hasard avec un soldat ukrainien qui lui rend des visites nocturnes à l'abri des regards. Sergeï est apiculteur et ses abeilles sont tout pour lui. Il avait même réussi, avant la guerre, à développer une drôle de méthode curative : des siestes thérapeutiques au-dessus des ruches, le bourdonnement des abeilles, leurs vibrations, transmettant à la personne soignée des ondes bénéfiques pour les nerfs.
Afin de leur éviter un trop grand stress du fait des bombardements incessants de la zone, Sergeï décide de rechercher un endroit plus calme, plus à l'ouest de l'Ukraine, au printemps venu. Après un hiver rigoureux au sein de sa maison, sans électricité, aux faibles possibilités de ravitaillement, marqué par la présence de bombardements et de cadavres, nous le suivons dans son aventure printanière au travers des prairies fleuries puis des magnifiques montagnes de Crimée. Où l'ennemi russe n'est jamais très loin en réalité…

« Il les conduisait là où régnait le calme, là où l'air s'emplissait peu à peu de la douceur des fleurs des champs, où la symphonie de ces fleurs serait bientôt soutenue par celle des cerisiers, pommiers, abricotiers et acacias ».

D'où provient cette beauté que j'évoque alors qu'il s'agit d'un livre sur la guerre, ce paradoxe d'être comme lovée dans un livre dans lequel pourtant nous croisons la mort, la fuite, les bombardements, le deuil, l'angoisse, l'injustice ?

Tout d'abord de la description des paysages, emplie de métaphores, d'images fortes, de contrastes. Un passage m'avait marquée dans la critique d'Idil, je crois même que c'est ce passage qui m'a donné envie de lire ce roman immédiatement, ces lignes troublantes qui évoquent « les champs creusés de trous d'obus mais semés de fleurs sauvages ou de sarrasin ». Ces descriptions mettent en valeur la nature avec laquelle l'osmose apporte le salut et la paix. Certains passages en pleine Crimée sont magnifiquement bucoliques.

« Au matin quand il ouvrir les yeux, il ne doutait plus être tombé au paradis. Il avait atterri dans un conte de fées, où la nature non seulement servait à l'être humain, mais était à son service, où le soleil attendait que l'homme en eût fini de ses tâches quotidiennes pour enfin prendre congé. Où l'air tintait d'invisibles clochettes. Où l'on pouvait être indépendant et invisible, où n'importe quelle créature vivante, fût-elle un arbre ou un pied de vigne, possédait une voix ».

La beauté provient de cette façon tendre d'entrer dans l'intimité des personnages, dans leur vie aux conditions précaires, dans leurs petits arrangements avec les saucissons, le lard, la vodka, le thé et les pots de miel. Nous découvrons des plats ukrainiens comme un délicieux bortch mijoté à feu doux avec des haricots blancs dont la peau d'abord éclate sous la dent puis fondent sur la langue, accompagné de pain noir au seigle, de vodka et d'ail… et l'importance de l'alcool bien sûr dans cette région où « Fumer c'est sa santé détruire, boire c'est son âme réjouir »…

Elle se situe aussi dans l'opposition teintée d'espoir entre l'Ukraine et la Russie symbolisée par ce duo qui d'ennemis deviennent amis, opposition que Andréï Korkov rend absurde entre ces deux frères au moyen d'un humour corrosif, comme dans cette inversion des plaques des deux rues principales, les rues Lénine et la rue Chevtchenko (Idil nous apprend dans son billet que Chevtchenko est un peintre et poète qui a prophétisé la liberté de l'Ukraine contre l'empire russe au XIXe siècle. Il continue d'être une icône populaire de la résistance à l'oppression). Cette opposition qui précisément dans la zone grise n'est pas claire, pas tranchée. Notons que l'humour est par ailleurs bien présent et distille ça et là des éclaircies et des touches de couleur dans tout ce gris. Je pense avec tendresse par exemple à ce passage sur l'art et la manière de bien vendre un produit, en l'occurrence le miel : il suffit d'y broyer dedans des feuilles d'ortie et de le qualifier de miel antialcoolique pour que les ventes augmentent…

La beauté est nichée bien entendu dans la poésie, omniprésente, déjà pressentie dans la musicalité du texte et dans son rythme, et qui prend toute son intensité dans les descriptions où les couleurs, même le gris, sont honorées.
Poésie aussi dans la façon de personnifier le silence et le temps qui passe, deux protagonistes omniprésents. Sergueï a besoin du tic-tac de son réveil, bruit apaisant, révélateur de ce temps qui « ne joue un rôle que là où quelqu'un le surveille et dépend de lui. S'il ne reste personne dans ce cas, le temps se fige et disparait ». Quant au silence, sous la plume de Korkov, il prend une épaisseur, une texture, une granularité, des nuances subtiles, une âme :
« Tout en écoutant, Sergueïtch remarqua que le soleil, enfin, s'était couché. Et dès qu'il eut disparu totalement, le silence devint plus assourdissant, plus présent. On aurait pu le caresser, comme un chat ou un chien, il était chaud et se montrait câlin avec Sergueïtch, comme s'il cherchait obtenir de lui son concours, à obtenir qu'il participe à sa vie, à ses bruits».

Poésie dans la façon de parler des femmes, des femmes fortes, aimantes, bienveillantes, libres, qui soutiennent et apportent l'espoir, les femmes qui « offrent toujours plus de réflexion que les hommes ».
Poésie dans cet attrait et ce respect pour les abeilles, leur don perpétuel désintéressé, leur ordre, leur industrie et leur organisation pacifique, auprès desquelles l'homme aurait tant à apprendre.
Poésie dans les gestes du quotidien, dans cette simplicité et cette humilité.

C'est finalement une ode à la solitude, certes parfois difficile à vivre, mais qui permet observation et prise de recul, qui permet de prendre le temps nécessaire à l'épanouissement de la poésie.

Enfin cette beauté ressentie provient du personnage principal même, Sergeï, auquel je m'attachais toujours un peu plus au fur et à mesure de ma progression dans le livre, au fur et à mesure de son cheminement en Ukraine puis en Crimée, au fil de ses pensées, de ses souvenirs, un homme à la belle âme, franc, simple, mû par le désir de bien faire. Une candeur rafraichissante et salvatrice qui lui permet d'affronter certaines péripéties avec philosophie.

Voilà toutes les raisons qui font de ce livre pas seulement un livre lié à l'actualité. C'est de la grande littérature, c'est beau, c'est empli d'humanité et, en cela, ce livre est nécessaire. Et porteur d'espoir…

« Bientôt, l'air s'emplirait d'un doux bourdonnement, familier et pacifique, que la paix de l'homme qui aime les abeilles rend plus discret encore, rend intime et domestique. Et alors peu importerait qu'on entende ici et là des coups de feu. L'important, ce serait le printemps, la nature qui s'emplit de vie, de ses bruits, de ses odeurs, de ses ailes, grandes et petites ».
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