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Critique de Presence


Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre, initialement paru en 2003, écrit et dessiné par Joe Kubert. le récit est en noir & blanc, les dessins ne sont pas encrés.

Le récit commence le 19 avril 1943, dans les égouts du ghetto de Varsovie. Yossel est un tout jeune adolescent qui fait partie d'un petit groupe de résistants juifs qui se sont rebellés contre l'armée allemande lors de l'épuration du ghetto. Il dessine pour passer le temps et pour divertir ses camarades. Il se souvient de sa vie d'avant, avec son père (un boucher), sa mère, et sa soeur dans la petite ville d'Yzeran en Pologne, alors qu'il avait déjà un don pour le dessin et qu'il se préparait pour sa bar-mitsva. Un jour les soldats de l'armée allemande sont arrivés dans la ville et ont demandé à toutes les familles juives de prendre leurs affaires pour se rendre dans un quartier de Varsovie, séance tenante. Au terme d'une marche éprouvante, ils se sont retrouvés entassés dans un petit quartier, à plusieurs dans chaque pièce. La vie s'organise tant bien que mal, dans la hantise des rafles opérées par les soldats (des individus emmenés on ne sait où, et que personne ne revoient jamais). Yossel bénéficie de quelques menus avantages parce que ses dessins divertissent les autorités allemandes. Un jour, il aperçoit un vieillard au regard fou dans une rue. Il le prend en charge et l'amène à une réunion de ses copains. le vieil homme raconte qu'il s'est échappé d'un camp de concentration où il était devenu un sonderkommando.

Un auteur de comics se lançant dans un récit de fiction mettant en scène une partie de l'Holocauste prend un vrai risque. Il s'agit d'un sujet qui ne souffre pas la médiocrité, or Joe Kubert n'est pas renommé pour la l'intelligence pénétrante des récits qu'il a réalisé tout seul, ou même avec un scénariste chevronné. Il explique dans l'introduction qu'il a eu l'idée de cette histoire en se demandant ce qui se serait passé si ses parents n'avaient pas pu émigrer aux États-Unis en 1926. À partir de ce point de départ qui ressemble à une fausse bonne idée (comme un jeu d'enfant "et si..."), Kubert met en scène un jeune garçon (de 2 ou 3 ans moins âgé que lui à la même époque) avec un don pour dessiner (comme lui, Joe Kubert). Au premier regard, la forme du récit provoque également un moment de recul. D'un point de vue esthétique, Kubert a chois de laisser ses dessins sans encrage, pas fini d'une certaine manière. Globalement le niveau de détail est satisfaisant, mais avec quelques images qui ressemblent quand même à des esquisses. En feuilletant rapidement l'ouvrage, le lecteur constate également que Kubert a opté pour des pavés de texte assez écrit, accolés à quelques images, 2 ou 3 par pages. C'est à dire qu'il ne s'agit pas d'une bande dessinée traditionnelle, avec des séquences d'action décomposées en cases. Enfin en lisant quelques pages, le lecteur constate que Kubert a choisi une approche un peu romancée, un peu éloignée des simples faits. Et pourtant...

Et pourtant le lecteur commence calmement l'histoire, sa curiosité éveillée. Il découvre la situation de Yossel dans les égouts, et son don pour le dessin. Puis il passe à ses souvenirs à Yzeran, ce qui maintient la curiosité du lecteur. Malgré ce texte un peu romancé, l'intérêt subsiste : il comprend une part d'ingénuité, tout à fait légitime dans la mesure où l'histoire est racontée par un jeune adolescent. C'est cette même ingénuité qui rend l'histoire supportable car l'espoir subsiste. C'est toujours cette même ingénuité qui fait accepter le concept que les illustrations sont celles qui auraient pu être celles réalisées par Yossel lui-même. Or Kubert s'avère assez adroit pour que le texte et les images soient en phase et rendent plausibles l'existence de Yossel, et la véracité de ses souvenirs. Tout d'un coup, le lecteur est dans la peau de Yossel, et là l'indifférence n'est plus possible parce que lorsqu'un officier allemand déclare au père de Yossel qu'il n'y a pas lieu d'être inquiet et que c'est pour leur propre bien, le lecteur sait ce que dissimulent ces propos. En outre l'apparence un peu lâche des dessins permet au lecteur de projeter cette anticipation de ce qui va arriver, dans la mesure où ils ne figent pas les individus et la situation comme le feraient une photographie. Imperceptiblement, la situation de Yossel devient celle du lecteur. La même alchimie opère lors du récit du sonderkommando qui a réussit à s'échapper du camp de concentration.

Par ces caractéristiques, "Yossel 19 Avril 1943" constitue déjà l'équivalent d'un bon roman capable de vous transporter dans l'environnement et la situation du personnage principal, sans que Kubert ne se repose sur des scènes chocs ou la description d'horreur pour provoquer la pitié. Mais petit à petit, cette histoire agit à plusieurs autres niveaux. Pour commencer, le point de départ et le don de Yossel en font le double de fiction de Joe Kubert. Au travers de son personnage, Kubert évoque ce don qui est celui de dessiner, et d'une manière plus générale, le don de créer. Il n'expose pas ses convictions religieuses, par contre il devient évident qu'il expose sa conviction que le don de créer constitue quelque chose de merveilleux dont tout le monde ne dispose pas et qu'il s'estime très heureux de l'avoir. Ce thème revient à plusieurs reprises dans le récit. La mise en abyme que constitue Kubert en train de raconter l'histoire au travers des images dessinées par Yossel signifie qu'au travers du personnage, c'est bien Kubert qui livre son point de vue sur ces faits historiques. S'il apparaît rapidement que Kubert s'est documenté de manière à ne pas raconter de bêtise, le récit ne se transforme pas en leçon d'Histoire, il reste un récit romanesque historiquement plausible, sans être superficiel. le travail de recherche de Kubert se remarque par l'absence d'incohérence historique, et par certains dessins qui rappellent des photographies d'époque. le point de vue de Kubert apparaît dans les jugements de valeur de Yossel et du rescapé du camp de concentration. le lecteur a la surprise de découvrir un point de vue pragmatique, avec une approche psychologique dénuée d'infantilisme. Il n'y a pas de sentiments exaltés, ou de noblesse d'âme trop pure pour être réaliste. Il y a bien une motivation de survie un peu simpliste, mais dans les rationalisations du survivant le lecteur ressent les horreurs vues et commises et une forme honnête d'expression de la volonté de vivre. À nouveau, en ne s'appesantissant pas sur les détails, les dessins transcrivent les caractéristiques principales de chaque situation avec une intensité encore plus vive. À nouveau, les descriptions donnent envie de vérifier par soi même la réalité historique de ce qui est décrit pour se faire une idée par soi-même.

Alors que la nature du projet et les travaux passés de l'auteur pouvaient faire craindre une histoire simpliste et jouant sur la pitié, Joe Kubert réalise une histoire très personnelle, intelligente, adulte et débarrassée de tout manichéisme. Grâce au commentaire de Bruce Tringale (un grand merci), j'ai pu dépasser mes a priori négatifs pour découvrir un auteur intelligent mariant le fond et la forme pour un résultat qui accomplit son devoir de mémoire, qui emmène le lecteur dans des zones inconfortables, et qui l'oblige à penser par lui-même. Indispensable.
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