Ceux que je croisais avaient cessé d'être des personnes. Des êtres humains. C'étaient des numéros. Des animaux tatoués. Certains portaient une vague ressemblance avec des gens que j'avais connus.
Avaient-ils vécu dans mon village ? Celui-ci était-il un voisin... Un ami ? Non. Ce n'étaient que des fantômes gris qui bougeaient au ralenti.
Des morts, qui ne savaient pas qu'ils étaient morts.
Vivre dans le ghetto, c'était apprendre que l'animal humain peut s'adapter à des conditions terribles, inimaginables. C'était une expérience insidieuse, parce que l'horreur s'est manifesté lentement, graduellement. Il a fallu du temps avant que la mort et les gens agonisant dans les rues ne deviennent un évènement normal, presque ordinaire. Les gens passaient en détournant le regard. Ne regarde pas. Ne vois pas. Nous étions toujours en vie. Eux, ils étaient morts.
Qui peut supporter la vue de petits enfants à côté du cadavre de leurs parents ?
C'est un jeu. Chacun de nous joue un rôle imposé. Le ghetto est notre scène. Les pleurs, les gémissements, les lamentations sont notre musique de fond permanente. Tout cela finira-t-il un jour?
Le simple fait de penser les mots était dangereux
- On vit tous en enfer, Yossel. Quand le diable accorde des faveurs, tous les autres demandent : Pourquoi ? Les nazis sont-ils tes amis ? Et si tu allais les dénoncer ? En enfer, on ne peut faire confiance à personne.
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Parfois, quelques objets disparaissaient dans la poche d'un sonderkommando, ou dans la main tendue de l'officier nazi. Tout avait une valeur. Tout, sauf la vie et les gens.
La guerre est une serre pour l'attention et le mutisme. La faim, la soif, la peur de la mort rendent les mots superflus. A vrai dire, ils sont totalement inutiles. Dans le ghetto et dans le camp, seuls les gens devenus fous parlaient, expliquaient, tentaient de convaincre. Les gens sains d'esprit ne parlaient pas.
J'étais résolu à faire n'importe quoi pour survivre. A ne pas quitter cet endroit sous la forme d'un paquet d'os carbonisés et non identifiable. Dieu nous avait abandonnés sans espoir de salut, livrés à la souffrance. Il n'y avait pas de dieu. Je vivrais aussi longtemps que mes maîtres seraient satisfaits de moi. Je les satisferais à n'importe quel prix. Je ramperais s'ils me le demandaient. Je ferais n'importe quoi.
Dans notre baraquement, il tombait trente à quarante hommes par jour, d’épuisement, de malnutrition ou de maladie. On ne savait jamais si notre voisin serait encore là le lendemain. La mort était le seul résident permanent
Ils ont empilé nos vêtements. Ils nous ont pris nos montres, notre argent, nos lunettes, nos bagages. Tout ce qui avait une valeur. Pas d’identification en dehors des tatouages. Ils nous ont donné des uniformes. On avait l’air d’un troupeau de zèbres immobiles