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Critique de Cigale17


La construction narrative du troisième roman de Rachel Kushner, le Mars Club, n'apparaît pas comme complexe de prime abord. Et pourtant ! La narratrice qui prendra la parole le plus souvent, à la première personne, pour raconter sa tragique histoire s'appelle Romy Leslie Hall : la détenue W314159. Une autre détenue, Fernandez, interviendra elle aussi à la première personne, mais une seule fois (II, chapitre 13) pendant que Romy est soignée à l'hôpital, puis à l'infirmerie de la prison. Un troisième narrateur s'exprime à la première personne ; il est facile à repérer puisque la police de caractères change dans les cinq chapitres de son journal présentés ici : Ted Kaczynski, mieux connu sous le surnom d'Unabomber, militant écologiste devenu terroriste en raison de son opposition à tout progrès technique. Enfin, un narrateur à la troisième personne intervient dans tous les autres chapitres. de plus, le lecteur est fréquemment pris à partie : « Je vous raconte, c'est tout », prévient Romy. Elle rappelle aussi que le lecteur n'est pas dénué de pouvoir ; il peut parfois être sommé de donner son avis ou de réfléchir sur un point précis : « Peut-être déciderez-vous de lier mon sort au soir où j'ai trouvé Kurt Kennedy en train de m'attendre, mais pour moi […] ». Rachel Kushner nous entraîne ainsi dans ces méandres narratifs sans que nous en soyons conscients, ou plutôt, sans que ces subtilités n'entravent notre compréhension du texte. le roman adopte les cinq parties de la tragédie, dans cinq « actes » très inégaux en taille.
Tous les personnages, sauf Kaczynski, racontent des anecdotes sur leur passé à la fois pour expliquer leur présent et pour oublier leur condition de détenus ou leurs déconvenues dans le cas de Gordon. Ils les livrent généralement par étapes, stimulant ainsi l'intérêt du lecteur pour ce qui va suivre, peut-être bien plus loin. le monde dans lequel ce roman nous entraîne est à mille lieues de l'Amérique fantasmée par beaucoup d'Européens. Romy Hall exerce la profession de stripteaseuse dans une boîte assez minable, le Mars Club, fréquentée par des hommes qui viennent chercher là un exutoire à leur misère sexuelle. Parmi eux, Kurt Kennedy que Romy surnomme le Pervers et qui va la harceler, la traquer. On sait très tôt que la jeune femme ne sortira pas de prison ; Kushner révèle l'absurdité de sa peine : à vingt-neuf ans, elle est condamnée à deux perpétuités consécutives, plus six ans… D'autres personnages féminins gravitent autour de Romy, à la fois repoussants et attachants. Toutes ces femmes ont connu la misère, la drogue, le manque d'amour, les abus de toutes sortes, les avocats commis d'office incompétents, etc. Elles cohabitent dans des conditions difficiles : la proximité, une nourriture médiocre, la drogue, des surveillants qui profitent de la situation et une hiérarchie précise entre elles, dangereuse à transgresser. Certaines détenues ont le droit de travailler (c'est un privilège) pour un salaire de misère, et là encore, Rachel Kushner met le doigt sur l'absurdité de la situation : les détenues fabriquent des meubles et des portes pour les tribunaux !
Romy nous parle de ses aventures amoureuses, des employés masculins et des clients du Mars Club, des dealers, des relations perdues de vue, des mauvaises rencontres… Une nuit où elle traine sans argent dans San Francisco, elle demande de l'aide à un homme qu'elle juge « respectable » : un peu âgé, une belle voiture, « l'air d'un père de famille » qui lui propose de monter dans sa chambre pour lui prêter de l'argent : « Vous n'y seriez pas allé. Je le comprends. Vous ne seriez pas monté dans cette chambre. Vous n'auriez pas erré seul dans les rues, à minuit, à onze ans. Vous auriez été en sécurité, au sec, dans votre lit. Chez vous […] Tout aurait été différent pour vous. Mais si vous aviez été à ma place, vous auriez fait comme moi. Optimiste, stupide, vous seriez monté chercher l'argent du taxi. »
Les personnages masculins que le narrateur à la troisième personne nous permet de suivre ne s'en sortent pas beaucoup mieux que les femmes. On a l'impression que ceux qui ne sont pas encore en prison iront un jour où l'autre. Deux d'entre eux jouent un rôle important dans cette histoire : Doc, un flic ripoux qui n'hésite pas à faire justice lui-même, envers lequel on ressent une certaine empathie jusqu'à ce qu'il avoue l'inacceptable, puis dont on partage de nouveau la souffrance ; Gordon Hauser semble d'emblée un personnage positif, généreux, attentif aux autres. Plus instruit que la moyenne des gens issus du même milieu, il subit malgré tout le déterminisme social qui l'empêche d'acquérir une vraie confiance en lui. Il enseigne dans un foyer, puis dans la prison pour femmes. Il s'investit, mais ses peurs le rattrapent.
J'ai beaucoup aimé ce roman âpre qui, à cause du lieu où il se déroule et des thèmes qu'il aborde, fait penser à la série Orange Is The New Black. Les personnages réagissent de manière parfois difficile à comprendre, mais leurs motivations s'éclairent au fil de la lecture. On réalise que le système de valeurs généralement prôné n'a cours ni dans la prison ni dans la rue, et qu'une autre morale s'applique. Kushner présente ici une féroce critique de l'Amérique de Bush, une réflexion qui permet de s'interroger sur les responsables d'un tel état de fait. Ce qui est sûr, c'est qu'il est quasi impossible de se sortir de ces situations : « Quand vous étiez originaires [de ces quartiers …], vous aviez de grandes chances d'avoir été formé […] à être fier, à être dur. Vous aviez peut-être des tas de frères et soeurs à surveiller et vous ne connaissiez sans doute presque personne qui avait fini le lycée ou qui avait un travail stable. Des membres de votre famille étaient en prison, des pans entiers de votre communauté l'étaient, et ça faisait partie de votre vie d'atterrir en taule, un jour. Bref, vous étiez baisé dès la naissance. »
Un motif d'espoir dans cet univers tragique : l'amour inconditionnel de Romy pour Jackson, son jeune fils, mais…

Pour le Grand Prix des lectrices de Elle : merci pour tous ces livres !
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