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Critique de michfred


Ce n'est pas comme si on allait au théâtre.
Ce n'est pas comme si on en lisait.
Ce n'est pas un texte testament.
Ce n'est pas pas la mise en scène des adieux.
Ce n'est pas un règlement de comptes.

Avec les autres. 
Avec la  vraie famille, celle qu'on subit. Et l'autre, celle qu'on choisit.
Avec soi-même , en fin de compte, les comptes.

C'est quelque chose  d'un peu tout ça, le Pays lointain.

Écrit en septembre 1995, pas vraiment achevé, puisque c'est la mort de Lagarce en  octobre 1995 qui s'est chargée de mettre le point final à  ce texte théâtral hors norme - 150 pages,  denses, tellement  écrites, tellement tâtonnantes, les phrases, à la recherche du mot, du mode, du ton  justes, et par là- même si prodigieusement exactes, les phrases, malgré ou du fait des rectifications successives, qu'elles créent ce phrasé répétitif, millimétré, cette petite musique qui n'appartient qu'à  lui, Lagarce -
enfin , n'appartenait, puisqu'il est mort, laissant la mort achever son dernier texte, mais ça je l'ai déjà dit, non, je crois que je l'ai dit. Je l'ai dit.

Louis revient, comme dans Juste la fin du monde, dire aux siens qu'il va mourir, mais non, pas comme ça,  plus comme ça,  cette fois, il est si loin, déjà, si effacé du monde des vivants, presque mort, en fait, pas encore mais presque, que l'écriture c'est sa perf'.

Alors il va changer  le jeu, parler de plus loin, tout se permettre.

Elle lui permet tout, l'écriture, elle lui permet, l'autorise- c'est le mot-,   elle l'autorise à  convoquer les tout à fait morts - son père, un jeune Amant, parti un peu avant lui, le presque mort , et quelques garçons, aussi - c'est un cimetière, les amours homosexuelles en 95- et à mêler les morts aux vivants, à faire se confronter dans l'imaginaire tout-puissant de l'écriture  théâtrale,  sa perf' à lui, faire s'affronter, se rejoindre, s'entendre,  même contre lui, sa famille réelle et celle qu'il s'est inventée, à Paris, loin de la ville natale, lointaine ville,  espèce de ville , où il a vécu, où il vivait. Où il ne reviendra plus jamais.

Et puisqu'on peut tout dire, désormais,  en distribuant les rôles -tous les guerriers, tous les garçons,  ont aussi leur mot à dire, même le guerrier d'une nuit, même le garçon qui s'est pendu, même le garçon fou-,  l'ami de Longue Date qui lui a sacrifié sa vie de couple, l'ami qui   l'accompagne pour ce dernier voyage, qui est à ses côtés, il a son mot à dire aussi, l'ami, c'est le moment, le dernier moment, et puisqu'il est avec lui - il l'est toujours, il l'accompagne- , ce sera plus facile de leur donner à tour de rôle la parole, à  tous, à l'ami de Longue Date, bien sûr,  et aux garcons morts, ceux qu'il a oubliés, celui qu'il a préféré -il leur dit à tous, qu'ils sont ses préférés, mais celui-là le croit, l'a cru-,  il faut leur donner à tous la parole,  au  frère caractériel, et blessé,   à la soeur admirative,  et furieuse, à la mère protectrice, et sans illusion,  leur donner toutes les  paroles , les leur ecrire, là , pour qu'enfin ils dressent le portrait de Louis, le portrait sans concession- ce n'est quand même pas une excuse de mourir bientôt, il les a toujours maintenus à distance, avec son petit sourire, son flegme, son absence, sa peur de s'engager, de donner, de promettre , il veut leur annoncer sa Mort, il ne pourra pas, maintenant il va falloir qu'il les entende- qu'il écoute leurs paroles avant qu'il ne puisse plus leur en écrire aucune.

Et sur la scène de l'Odéon, dans la mise en scene parfaite de Clement Hervieu-Léger, quatre heures, quatre heures comme ça,  sur le fil du rasoir, avec un texte incandescent un texte diabolique à dire - et à apprendre!- un texte qui vous fait des trous dans la peau, comme des balles, un texte qui vous scotche à son rythme comme une musique de Steve Reich ou de Philip Glass, un texte qui fait danser les corps sous l'aiguillon des mots, dans  un  ballet lancinant  comme le Rain de Anne Teresa de Keersmaker.

Quatre heures poignantes, cruelles, drôles,  tendres, méchantes.

Quatre heures de pur théâtre.

Mais aussi un pur texte à lire, d'une urgence, d'une pertinence, d'une vérité soufflantes.

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