« La décolonisation commençait bien trop tard, l’indépendance arrivait bien trop tôt12. » Deux autres slogans peu flatteurs, quoique jamais formulés officiellement, éclairent avec pertinence la politique belge au Congo : « Pas d’élites, pas d’ennuis », « Ventre plein, cerveau vide ». Après avoir longtemps voulu croire que sa colonie resterait sienne pour encore quelques décennies, Bruxelles l’a « lâchée » en cinq mois. Le Parlement et les partis belges n’ont jamais pris leurs responsabilités envers le Congo. « Vous ne nous avez pas donné l’indépendance, vous nous l’avez crachée au visage », dira des années plus tard un politicien zaïrois.
Six mois après son lancement, la zaïrianisation est un échec fracassant. En libérant l'économie de l'emprise étrangère, Mobutu prétendait servir les intérêts du plus grand nombre. Il n'a fait qu'engendrer une classe de nouveaux riches et engraisser un peu plus ceux qui l'étaient déjà. Il disait, par démagogie, vouloir combattre l'exploitation du peuple. Il a surtout consolidé une élite dirigeante qui lui doit tout.
La presse officielle dénonce la trahison "la trahison des hommes d'affaires" et demande qu'on "démasque et cloue au pilori ces intouchables". Mobutu lui-même se fait procureur : "A quelques rares exceptions près, et je souligne le mot "rares", la manière dont les propriétés on été attribuées est un véritable scandale." Quelques mois plus tard, il déplore en public que le Zaïre soit devenu en 1974 le plus gros importateur africain de Mercedes Benz.
L’hostilité américaine envers Lumumba n’éclot qu’après l’indépendance. Lorsque Kasa-Vubu et Lumumba entreprennent d’apaiser les soldats mutins, l’US Air Force leur « prête » un avion. L’appel à l’aide lancé à Moscou change la donne. Le 19 juillet, dans un télégramme, l’ambassadeur américain à Bruxelles pose pour objectif de « détruire le gouvernement Lumumba, tel qu’il est constitué » et de « trouver un autre cheval ».
Mobutu devait prendre toutes les décisions. C’était trop pour lui. Il avait une bouteille de whisky sur son bureau. Il avait un petit verre, pour ne boire qu’un petit coup à chaque fois. Il était en train de perdre la raison. S’il échouait cette fois, le Congo serait aux mains des Soviets. Mon pays ne le voulait pas, et moi non plus. C’était le poids de la guerre froide.
« L’union fait la force », proclame la devise nationale belge. Les Congolais s’en souviennent. Encouragés par la poignée d’étudiants présents à Bruxelles, dont Mobutu, les délégués noirs forment un Front commun que dirige Jean Bolikango. Ils exigent et obtiennent que la conférence ne soit plus seulement consultative, mais constituante : ses résolutions devront devenir des projets de loi. Plus important encore, ils demandent « l’indépendance immédiate » et, stupéfaits, reçoivent satisfaction : ce sera le 30 juin ! La date de l’indépendance est fixée dès le 27 janvier, avant même qu’on discute de son contenu. Politiquement, la Belgique « lâche tout », vingt-quatre heures après l’arrivée de Lumumba.
En langue ngbandi, mobutu signifie « poussière ». Un tel nom remémorera sans cesse à celui qui le porte l’humilité de ses origines. Ainsi le veut Mama Yemo. Jusqu’à sa mort, elle lui rappellera d’où il vient. D’une famille pauvre, mais fière de son héritage ancestral. Lorsque son fils lui semblera se comporter trop comme un Blanc, elle lui donnera avec malice du « Zozefu », sa version de Joseph. Devenu président tout-puissant, Mobutu prolongera son nom de deux syllabes plus louangeuses : « Sese Seko », « l’éternel ». Ce vaniteux rajout ne suffira pas cependant à cicatriser la blessure initiale : être né de père inconnu. Qu’elle l’ait oublié ou ne l’ait pas su, Mama Yemo ne pourra jamais indiquer à son fils le nom de son géniteur.