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Critique de audelagandre


« Un beau jour », c'est la montagne comme décor. La montagne comme un appel, la découvrir toujours plus en profondeur, dévoiler ses recoins cachés, divulguer ses secrets, la défier sans arrêt, été comme hiver. Au village vit la famille Cotraz. Claude le père, un peu taiseux, mais fort bon guide, la mère Marie qui s'occupe de ses quatre enfants : Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean. Au quotidien bien huilé se dessine parfois une trêve. Ce sera le cas en cette journée du 13 d'août 1970 où Claude emmène sa femme grimper en duo. La maisonnée est laissée à Marie-Pierre avec ses corvées et trois enfants à gérer. C'est une belle journée pour une ascension, le ciel est bleu, des conditions idéales. le départ se fait dans une certaine précipitation, un enfant pleure, Marie change de foulard rajoute quelques victuailles dans son sac à dos. Ils partent. Pour les enfants, c'est une journée particulière, ils sont rarement seuls.

Houspillés par Marie-Pierre, ils passent quand même un moment doux. Jusqu'à l'arrivée de l'orage. Inattendu. Imprévisible. Violent. Les heures passent, les parents ne rentrent pas. Les jours passent, les parents ne rentrent pas. Tous le savent : la montagne est sans pitié pour les imprudents. Mais le père, lui, ne serait jamais parti s'il avait eu le moindre doute. Attente, espoir, désespoir, renoncement, confiance. Dans l'expectative permanente, la vie des enfants change. Ils attendent. Ils continueront d'attendre… pendant 50 ans. Une vie.

« Un beau jour » surprend par son titre, la couverture par cette neige qui mène dans le brouillard. C'est bien un roman noir rural qu'Agnès Laurent écrit ici. À travers cette fratrie, elle dessine les contours de ceux qui restent, esquisse les tempéraments qui se forgent. Les ressentiments aussi. Elles croquent les chemins de vie de chacun et parallèlement, les liens qui les lient ou les désunissent. Quel poids a l'absence sur la construction de soi ? Quelles relations quatre enfants peuvent-ils construire ensemble face à ces disparitions ? Car, les parents ne sont pas morts et enterrés, une nuance qui a toute son importance.

En commençant « Un beau jour », je me souvenais simplement de mes émotions de lecture de « Rendors-toi, tout va bien » et de la plume d'Agnès Laurent. Dès les premières pages, je me suis attachée à cette famille, à cette fratrie, aux petits riens de leur quotidien. Jamais je n'aurais imaginé ce qui allait suivre, même si la montagne laissait planer une ombre épaisse et sibylline. Je voudrais expliquer en détail ce qui arrive à chacun de ces enfants, mais je ne le ferai pas. Vous devrez le découvrir par vous-même. Néanmoins, ce que je peux vous dire, c'est que ce livre a été une déflagration. On porte tous des blessures qui n'ont pas forcément quelque chose à voir avec une disparition, mais qui engendrent les mêmes conséquences. Un petit quelque chose qui vous tiraille au fond du coeur et que vous ne savez pas expliquer. Des moments de la vie où personne ne peut vous venir en aide et où vous ne pouvez venir en aide à personne. Vous avez beau chercher les raisons profondes de ces empêchements, vous ne les trouvez pas. Vous savez simplement que pour des raisons obscures, vous devez vous éloigner de ce qui a été un jour, votre famille.

« Un beau jour », vous quittez tout. « Un beau jour », vous renoncez à ceux qui vous renvoient à votre passé. « Un beau jour », vous tirez un trait parce que c'est une question de survie. « Un beau jour », vous avez besoin de vous construire seule, ou au moins de tenter. Mais la petite bête qui nourrit vos souvenirs ne se laisse pas tuer aussi facilement. Elle continue de vous ronger. Et vous ne comprenez pas pourquoi.

En observant Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean, les petites lumières de la conscience s'allument. Au fil des pages, les idées, les émotions, les mots d'Agnès Laurent font leur travail. Lentement, la petite bête se réveille et reprend toute la place. Sauf que, votre cerveau d'adulte, lui, absorbe les nouvelles clés qui sont données en réouvrant les plaies. Vous êtes désormais en mesure de comprendre ce qui vous a si longtemps échappé. Il n'y a que la littérature qui puisse faire cela, que les mots d'un autre pour éclairer vos propres douleurs, que les destins de personnages de fiction pour apprivoiser l'impossibilité de se construire lorsque l'on porte un tel fardeau émotionnel.

Dans « Un beau jour », il y a deux garçons et deux filles, quatre humanités qui ne savent pas vivre ensemble. Comme pour leur père, la montagne attire Luc et Jean comme des aimants. Une façon de se rapprocher du disparu, de susciter une reconnaissance, de batailler contre un élément aussi fascinant que dangereux. Ils n'avaient pas le même âge au moment de la disparition. Pour Luc, le plus âgé, les parents sont presque mystifiés, comme seuls des morts peuvent l'être. Pour Jean, le plus jeune au moment de la disparition, il ne connaît ses parents qu'à travers ce qui a été et ce qui continue à être dit d'eux. Ils ont gagné une sorte de place inamovible au Panthéon des êtres chéris. Car les disparus, autant que les morts permettent l'accès à ce trône d'une réalité vécue idéalisée.

Ce sont les relations entre Marie Pierre et Paule qui m'ont le plus touchée. Deux soeurs qui ne se fréquenteraient pas dans une vie ordinaire tant elles sont différentes. L'une est un socle pour qui le mot famille est une religion, l'autre n'aspire qu'à la solitude, loin de l'enfer blanc et du village où tous connaissent leur histoire. de petites filles à femme, de femmes à mères, leurs chemins de vie sont totalement opposés. Pourtant, l'amour fraternel est bien présent, même s'il est caché sous des tonnes d'exaspération, de ressentiment et d'incompréhensions. Elles s'aiment sans pouvoir se le dire. Elles voudraient se soutenir sans savoir comment faire. Leur amour réciproque ne suffit pas, l'ombre des parents plane toujours au-dessus d'elles….« Leur relation s'est dégradée depuis qu'elles sont devenues adultes, elles n'arrivent plus à se parler normalement. »

« Un beau jour », c'est aussi une plume, un souci de la langue où chaque mot est à sa place. Roman choral, succession de voix telles des échos qui se perdent sur les crêtes escarpées des Alpes, Agnès Laurent place les dialogues dans la narration. J'affectionne particulièrement ce procédé qui permet de rester au plus près des émotions ressenties par les personnages, et de faire avec eux du « peau à peau ». Au gré des années qui passent, des vies qui se construisent et se déconstruisent, elle a eu l'excellente idée d'insérer des « voix » supplémentaires : celle du réchauffement climatique et celle de la génération suivante.

La fonte des glaciers offre de nouveaux espoirs pour réparer les vivants. Sera-t-il possible de retrouver une trace des disparus ? D'écrire le mot fin sur l'existence d'êtres fantomatiques ? « Elle sait que la nature peut garder ses secrets pendant des années, et les recracher presque intacts des décennies plus tard. »

Les petits-enfants des disparus vivent dans le « culte » d'inconnus. Leurs vies ont été façonnées autour de Claude et de Marie sans même les connaître. Ils ont subi les douleurs, souvenirs, actions et réactions de leurs parents comme si le malheur n'avait pas sauté une génération. Impactés autant que leurs parents par cette douleur intergénérationnelle transmise dès leurs naissances, leurs voix méritent, elles aussi, d'être entendues… « Trente ans, ça fait trente ans qu'on entend parler que de votre histoire, de celle de vos parents. Chaque fois qu'on se voit, on ne cause que de ça, tout tourne autour d'eux, comme si on n'existait pas à côté de ce drame que vous avez vécu. On ne sera jamais à la hauteur. »

Famille, montagne et mystère constituent « Un beau jour ». Saura-t-on ce qui s'est réellement passé ce jour d'août 1970 ? La montagne crachera-t-elle ses secrets ? Avec une grande finesse, Agnès Laurent explore les conséquences d'une disparition sur des vies, à travers deux générations, et démontre que l'amour que l'on se porte n'est pas toujours suffisant, que la puissance du souvenir déferle comme une avalanche, sans les ensevelir tout à fait, réels ou fantasmés. Les disparus ont souvent plus d'importance que les vivants, bien malgré soi, contre toute raison. Ce roman a été déflagration pour comprendre à quel point il est difficile de s'entraider, de se comprendre, de se parler lorsque l'on partage un douloureux passé commun.
Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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