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Critique de Dinama


Alma Lazarevska nous semble venir d'un autre monde. Pas que la Bosnie-Herzégovine, son pays, soit tellement exotique, mais parce qu'il s'agit de la seule région de l'Europe qui ait connu la guerre depuis un demi-siècle et que cette expérience, me semble-t-il, crée un hiatus entre les consciences.
Cette guerre, l'auteur nous en parle dans un recueil de nouvelles, « La Mort au Musée d'Art moderne », prix du Meilleure Livre de l'année 1996 décerné par l'Association des Ecrivains de Bosnie-Herzégovine.
Des oeuvres consacrées à la guerre en Bosnie, et il en est de nombreuses, mais nous en connaissons assez peu en français, et la plupart ont été le fait d'écrivains qui avaient quitté le pays ou par des Européens qui y avaient passé quelques semaines. Après la guerre, l'édition française s'est vite désintéressée « d'un créneau qui n'était plus porteur ».
Ces oeuvres étaient des témoignages, des dénonciations, des cris de révolte, des appels à l'aide, des analyses, des prises de position politiques. « La Mort au Musée d'Art moderne » est en cela tout à fait originale. Ce qui fait la singularité de ce recueil, c'est qu'il est bien sûr consacré à la guerre, mais que la guerre n'en occupe pas l'avant-plan.
A l'exception de la première, les nouvelles se présentent en effet comme un assemblage d'anecdotes et de menus faits de la vie quotidienne de la narratrice. Ces anecdotes, ces menus faits, les uns situés avant la guerre, les autres durant celle-ci, s'engendrent l'un l'autre, éveillent des réflexions, des sentiments, des souvenirs, des personnages plus ou moins pittoresques croqués en quelques traits de plume avec une justesse extraordinaire. Tous ces éléments évoluent ensuite pour leur compte tout en se raccrochant aux autres, comme des fils de couleur s'enchevêtrent savamment. A la fin, les fils ont perdu leur individualité pour donner naissance à une tapisserie multicolore mais homogène qui constitue la nouvelle. Cette construction agit comme la pensée elle-même, sautillant d'un objet à un autre pour revenir ensuite au premier, enrichie par le détour. Bien que rigoureuse, elle paraît lâche et ne pèse pas, permettant au lecteur de serrer au plus près la pensée de l'auteur et ainsi de s'identifier à elle, à ce qu'elle vit ou ressent.
A travers cet assemblage, la guerre se dessine en filigrane, ou comme une toile de fond omniprésente. La guerre conditionne tout, rien ne lui échappe, elle bouleverse l'ordre des choses, elle bouleverse le sens, ou le non-sens des choses, mais on dirait que l'auteur ne la juge pas digne d'intérêt en elle-même, qu'elle s'en détourne avec dédain, presque en se bouchant ne nez, comme un noble de vieille souche considère un parvenu tonitruant dont il n'ignore pourtant pas la puissance.
Au point qu'Alma Lazarevska se refuse à en citer les protagonistes. On chercherait en vain la mention de Serbes, de Musulmans ou de Croates, de tchetniks, et même de Bosnie ou de Sarajevo, appelée pudiquement « la Ville assiégée ».
La réalité de la guerre est ainsi présentée par petites touches, assez pour qu'on en ait toujours conscience, mais sans jamais s'appesantir. On la retrouve au détour d'une anecdote, d'une réflexion, d'un jeu intellectuel, qu'elle bouscule et remet à sa place.
« Dans la ville assiégée, écrit Alma Lazarevska, tout semble inhabituel et tout est pourtant ordinaire. »
La guerre sert de révélateur Elle oblige à prendre conscience de tout ce qui constituait un quotidien distrait et dont l'absence aujourd'hui fait comprendre à quel point il était précieux : le sachet de thé plongé dans l'eau chaude au petit déjeuner, le souvenir d'une émotion de fillette, les interrogations sur le rôle de la littérature. Et en même temps, elle donne un autre sens à ce vécu quotidien. Elle balaie les faux semblants. Sous l'oeil de la guerre, on ne frime plus. Les questions qui se posent ne sont plus des exercices de style. Il s'agit de vie et de mort, au sens le plus trivial des termes. Les autres interrogations subsistent certes, mais elles s'articulent autour de cet axe impitoyable.
La guerre introduit aussi la tragédie dans ce qui n'aurait sans elle été qu'anecdotes. Il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'une revue adresse à des intellectuels un questionnaire où figurent des questions comme « Où aimeriez-vous vivre ? », et surtout « Comment aimeriez-vous mourir ? », dans le but de les publier et de les déposer au Musée d'Art moderne de New York. Les milieux intellectuels sont truffés de ce genre d'initiatives nées dans le cerveau de gens qui se demandent comment remplir leur prochain numéro. Mais quand les destinataires de ce questionnaire vivent dans la ville assiégée, bombardée quotidiennement, où à chaque instant peut tomber l'obus final, que celle qui répond le fait à la lumière d'une bougie parce qu'il n'y a plus d'électricité, qu'elle doit dicter ses réponses à son mari parce que sa main est blessée, tout intellectualisme devient grotesque, sinon odieux, et surgissent aussitôt les interrogations essentielles.
Un livre à lire d'urgence.
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