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Critique de Enroute


Gustave le Bon maîtrise son sujet : il s'agit de démontrer la manière dont on convainc par le discours un grand nombre d'individus anonymes. Quoi de mieux que de le réaliser dans un livre ?...

Bon, à partir de là, on peut s'amuser à étudier la méthode de le Bon, qui reprend ce qu'il en révèle effectivement : il faut d'abord un meneur, quelqu'un qui fasse autorité, comme par exemple un auteur ; il s'agit ensuite de répéter souvent la même chose, par exemple que les foules agissent sans raison, sont animées par des forces qui les dépassent, comme par exemple la race, ou qu'elle est capable du meilleur comme du pire ; puis de posséder pour le mener un certain prestige, comme d'être un sociologue reconnu, où l'on peut se demander si on n'acquiert pas aussi du prestige par la capacité qu'on vous reconnaît d'avoir convaincu, le tout formant un cercle ; d'user de mots qui séduisent les ensembles visés, comme par exemple liberté et démocratie, mais on pourrait aussi penser à foule, race, peuple, religion, pourquoi pas ; de faire image, les mêmes mots reviennent à l'occasion ; d'avoir plus de volonté et d'autorité que les autres qui se laisseront conduire, tiens c'est le cas du lecteur qui se place volontiers sous l'autorité de l'auteur. A ce tarif, qui sont donc réalisées dans un livre, comme par exemple celui-ci, on peut donc faire croire toutes sortes de choses.

Par exemple qu'à traquer l'illusion et le faux, la foule ne se rendrait pas compte que le vrai et le réel ont disparu. Et oui, dans ce livre, "toute croyance généralisée n'étant guère qu'une fiction ne saurait subsister qu'à la condition d'échapper à l'expérience" ; donc ce qui échappe à l'expérience est une fiction. On en déduit que la mort, la vie, la conscience... on apprend aussi que "les peuples ont toujours senti l'utilité d'acquérir des croyances générales" ; les fictions sont donc "utiles"... Ah ça se complique alors sur ce qu'est la vérité... mais donc aussi sur l'illusion, celle dans laquelle évolue la foule, qui n'est plus douée de raison !... Quant à se demander ce que peut être un "peuple" qui ne partagerait rien, on pourrait penser que la phrase est une tautologie... mais faisons-nous l'"expérience" du "peuple", ne serait-ce pas une croyance généralisée ?...

On pourrait se dire alors que ce qui axe le vrai, ce serait la volonté, puisque le meneur est doué surtout de volonté, mais non car : "un peuple n'a donc nullement le pouvoir de changer réellement ses institutions", c'est le temps qui agit, par des petites modifications incessantes contre lesquelles on ne peut rien, l'expérience montrant qu'"on ne refait pas une société de toutes pièces sur les indications de la raison pure". Donc finalement, le vrai, si ce ne sont pas les croyances partagées qui sont des fictions, si ce n'est pas la volonté qui induit en erreur, si ce n'est pas la raison pure ni l'imagination débordante et irrationnelle des foules, ce serait quelque chose comme l'huître ou le bigorneau, un être qui est assuré de ne pas vivre dans l'illusion ou la frénésie de la foule, puisqu'il ne pense pas, ne croit rien, ne fait que des expériences réelles, quand bien même il ne le sait pas...

C'est qu'en effet, la foule, c'est le nombre : la révolution bien sûr, mais aussi la rue, le corps électoral, et même, accrochons-nous bien, les assemblées parlementaires, les jurés des cours d'assises ! Tous ces gens qui agissent, donc, hallucinés, sous l'autorité d'un seul, selon les premiers chapitres :-) On ne sait plus faire ici la différence entre la "foule ordinaire" et la "foule organisée", toujours dans le cas où un juré, une assemblée, un corps électoral forme une foule naturellement.

On peut même, quand on maîtrise bien son sujet, l'introduire en évoquant l'urgence du temps présent "l'ère des foules", celle de "l'époque actuelle [qui] constitue un des moments critiques", appuyer cette singularité sur la disparition des religions (p.1), et, au cours du discours, mélanger Napoléon et Jésus-Christ, César et Boudda. C'est donc l'ère des foules, c'est-à-dire l'ère de l'humanité sans doute, l'éternité, quoi.

Voilà. Avec cela, on a bien compris comment enfumer les autres et on est au moins deux à être d'accord, l'auteur et le lecteur, car le lecteur ne saurait manquer de raisonner par soi-même sur la base de ces généreux discours qui dénoncent et créent l'émotion sur la bêtise des autres (serait-ce la seule vérité qui soit ? j'en suis pour ma part persuadé, Gustave est d'accord - mais être deux à croire la même chose, est-ce que ce n'est pas déjà former une foule ? (p.10) aïe, méfions-nous). En revanche, si on sait très bien quoi et qui dénoncer (à peu près l'humanité depuis le premier homme - ou la première femme, bien sûr, qui, sans doute, n'était pas plus fine, faut pas pousser), on ne sait plus très bien où se trouverait la manière dont s'assurer qu'on est dans le vrai, le juste, le raisonné, le légitime, le pur, c'est cela surtout qui compte, ne pas vivre dans l'illusion, sinon à se convaincre soi-même qu'on en sait plus que les autres... Ah, c'est là qu'on en revient à une croyance très profonde de l'individu, sa propre supériorité, mais je l'ai dit je suis sûr pour ma part que c'est vrai, qu'il faut peut-être justement tenter de dépasser pour lui éviter de se prendre pour un futur meneur (mais qu'est-ce que je dis, j'espère que je ne donne pas l'impression d'en savoir plus que les autres au moins ! je m'en voudrais de devenir meneur), au risque de créer un nivellement commun de croyances qui va mener à une foule anonyme irraisonnée, que peut-être quelques pensées individuelles vont percer avant qu'à nouveau un nivellement se fasse, tout cela est sans fin.

Le Bon possède donc très bien son sujet puisqu'on en est encore à faire des commentaires un siècle après et qu'il faut reconnaître que son essai engage un grand nombre de réflexions tout au long de sa lecture qui se présente comme un excellent traité de théorie littéraire, et on a surtout appris sur la manière dont convaincre autrui plus que sur une vérité réelle du monde concret (qui si ça se trouve n'est qu'une fiction). J'espère que personne n'est d'accord avec moi, je crains trop d'avoir achoppé à penser par moi-même et d'avoir engagé la création d'une irrationnelle foule. Pensez par vous-même mais je ne sais plus ce que cela veut dire, je préfère dire comme vous.
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