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Critique de Eve-Yeshe


En guise de prologue, l'auteur nous livre des noms « ce sont ces noms que je veux dire, ne serait-ce qu'une fois, pour les appeler, pour mémoire, puis les oublier. »

Puis commence le récit avec les deux branches de la famille Fersen qui descendent de l'ancêtre Axel Fersen qui a débarqué en 1796 : la branche « noble », celle qui a réussi et occupait la propriété « Alma » à laquelle appartient Jérémie, de l'autre celle dont on a un peu honte qui était dans une maison miteuse (une cabane au fond du jardin !) masquée par un rideau d'arbres, à laquelle appartient Dominique, alias Dodo.

L'auteur a choisi d'alterner les deux histoires, comme un chant à deux voix, chacun des deux personnages étant à la poursuite d'une quête.

Dodo, défiguré par la maladie qui l'a bouffé, qui n'a pas de nez, de paupières, de lèvres, ne dort jamais, et peut lécher son oeil avec sa langue, qui vit de façon misérable, se fait souvent agresser et finit par quitter le pays pour rejoindre la France, terre de son ancêtre. Dodo qui trouve refuge dans les cimetières, et recouvre à la craie le nom de ses parents pour perpétuer leur souvenir. Ce « clochard merveilleux » s'exprime toujours au présent : « la littérature ne parle pas du passé ni du futur, elle parle du présent dans laquelle elle est écrite » a confié l'auteur…

Jérémie, dont le père a quitté l'île et n'y est jamais retourné, ne conservant qu'une pierre gésier de dodo, qui lui sert de rappel, de fétiche, et qui va retourner à Maurice pour rechercher les traces de sa famille.

« Mon père était émigré, on dit maintenant de la « diaspora » – c'est un mot que je ne lui ai jamais entendu prononcer, pas plus que le mot « exil ». Il n'en parlait pas, même s'il était imprégné de la plus profonde nostalgie pour son pays natal. Ses regrets, il ne les disait pas avec des mots. Il les extériorisait par des gestes, par des manies, par des fétiches. » P 32

Se croiseront ils ?

J.M.G. le Clézio nous raconte la quête initiatique de Jérémie (qui lui ressemble beaucoup ?) à la recherche des secrets de famille, de la terre perdue, de l'exil mais surtout de la culpabilité qui peut tourmenter les descendants des esclavagistes, ces êtres qu'on arrachait à leur terre pour les embarquer sur des bateaux et qu'on tuait à la tâche. Ils n'auront pour identité qu'un prénom et le nom du bateau qui les a amenés… traités comme des sous-humains, parfois enfermés dans un puits sans fond dont ils ne pouvaient s'échapper et sur les murs duquel, on peut encore voir les traces des ongles, dans un effort inutile pour s'échapper ; par souci de cruauté, on leur laissait voir le ciel…

Le troisième personnage est le dodo, alias Raphus cucullatus, l'animal mythique qui a régné en maître à Maurice, avant l'arrivée de l'homme qui l'a exterminé méthodiquement, détruisant son habitat pour y planter de la canne à sucre, avec une main d'oeuvre constituée d'esclaves. Ce dodo, oiseau sans aile qui pleure quand il se retrouve seul ou prisonnier et se laisse mourir…

J.M.G. le Clézio décrit la canne à sucre, l'esclavage, les Marrons, venus d'Asie qui se cachent dans la forêt, tentant de préserver un peu de culture, de respect de la Nature. Forêt qui couvrait les neuf dixièmes de l'île en 1796 et qui subsiste à l'état de poches de forêt endémique, des miettes.

Le rythme de l'écriture est lancinant, les mots reviennent comme ce morceau de Schubert que Dodo arrive encore à jouer au piano, avec ses doigts raidis par la maladie… Et qui dit si joliment : « je ne sais pas encore que le bonheur, ça ne dure pas »

Un personnage, parmi les nombreux qui font partie du roman, vient adoucir cette histoire : Aditi, jeune femme proche de la nature, enceinte à la suite d'un viol, curieuse de tout dans cette poche de forêt, qui est à la recherche de l'essentiel comme Jérémie est sur les traces de son oiseau disparu…

J'aime beaucoup cet auteur dont j'ai lu et aimé au moins une dizaine de livres, et pourtant cette lecture a été difficile, malgré la beauté du style et la manière dont il expose cette quête initiatique, autant que le côté inéluctable du destin de l'homme. Je me suis sentie coupable, j'ai eu honte d'appartenir à la gent humaine (quand on pense que cela a donné des mots comme humanité, humanisme…) capable de commettre des choses aussi abjectes, alors que ma famille n'a jamais rien eu à voir avec l'esclavagisme, la colonisation…

Lors de son passage à La Grande Librairie, J.M.G. le Clézio a dit que ses ancêtres avaient été compromis dans l'esclavage, que c'était une responsabilité collective dont il portait un peu le poids, pas de la culpabilité, car la responsabilité appartenait aussi à la Compagnie des Indes où Voltaire avait des actions, donc personne n'était innocent…

On retrouve le même récit croisé, les mêmes quêtes que dans un roman plus ancien que j'ai adoré « Etoile errante », mon premier livre de l'auteur qui a déclenché un coup de foudre pour son style… mais ici, le récit est plus dur, plus désenchanté, plus noir même parfois.

J'ai mis du temps à rédiger cette critique, alors que j'ai terminé le roman il y a plus d'une semaine, car submergée par l'émotion, la révolte et ce cri lancinant venu d'outre-tombe, dooo-do, dooo-do … en tout cas, je l'ai beaucoup aimé et j'espère vous avoir donné l'envie de le lire.
Lien : https://leslivresdeve.wordpr..
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